La Religion
surpris car les chevaliers ne montraient jamais une telle courtoisie envers leurs semblables. Il la serra.
« Honore ta mère, toujours, dit Ludovico. Il n’existe pas de commandement plus sage.
– Oui, messire. Merci », dit Orlandu.
Il jeta un regard vers Tannhauser, qui hocha la tête.
« Au revoir, dit Orlandu.
– Bonne chance », dit Ludovico. Il lâcha la main d’Orlandu.
Tannhauser et Ludovico regardèrent le garçon descendre la piste. Ils le regardèrent traverser les ruines de Bormula, puis le Grand Terre-Plein, et passer la porte Provençale. Puis ils demeurèrent un long moment silencieux, contemplant le port, et les forteresses délabrées, la ville à moitié rasée, et le désordre de cendres et de sang pour lequel tant de gens, venus de tant de coins de la terre, s’étaient battus et étaient morts. Les cloches de la victoire carillonnaient, loin. Et Tannhauser se souvint que c’était d’un endroit très proche de celui-ci qu’il avait entendu Carla jouer de sa viole de gambe dans la nuit. Et il pensa aux deux femmes jouant leur musique ensemble, aux moments d’extase et de beauté qu’elles tissaient entre elles, et il pensa à Amparo nageant dans le clair de lune de la baie… Un soudain coup de vent dans ses cheveux lui donna l’impression que le fantôme rebelle d’Amparo passait tout près de lui. Car Gullu avait raison, elle serait avec lui pour toujours, et il tenta à nouveau de se rappeler les derniers mots qu’elle lui avait dits, et, encore une fois, il n’y parvint pas.
De la porte Provençale, deux nouveaux cavaliers apparurent, les sabots de leurs montures soulevant de la poussière de sang sur le Grand Terre-Plein. Tannhauser se tourna vers Ludovico. L’homme chancelait sur sa selle, aussi pâle, émacié et fragile que le spectre de la nuit.
« Laisse-moi t’aider à descendre », dit Tannhauser.
Ludovico hocha la tête et se pencha sur l’encolure de son cheval. Il balança une jambe en travers de sa croupe, mais quand il lança tout son poids à la suite, ses forces l’abandonnèrent complètement et Tannhauser le saisit à bras-le-corps, l’armure lui écorchant le cou pendant qu’il l’allongeait sur les pierres qui bordaient la piste.
« Tu es le deuxième homme de la journée que j’aide à descendre de cheval.
– J’espère que le premier n’était pas aussi diminué que moi.
– Je l’espère aussi. C’est un trou bien vicieux que Bors t’a fait là… »
Tannhauser dégaina la dague du diable qu’il avait forgée trois décennies auparavant, et Ludovico rassembla ses forces sans dire mot. Mais Tannhauser trancha les lanières de son armure de Negroli, et Ludovico le regarda faire. Là-haut, sur cette crête, la brise soufflait en bouffées torrides.
« Le vent est chaud, dit Tannhauser. Le sirocco, venu des déserts de Lybie et d’au-delà. Mais après avoir cuit dans cet acier, il te fera penser au printemps. »
Il ouvrit les vambraces comme des coquilles de palourdes, et dégagea les pauldrons des épaules. Il libéra la grande plaque de poitrine noire, et la mit de côté. Il éplucha la plaque ventrale sanglante en dessous, et même si le ventre troué de Ludovico était aussi tendu qu’une peau de tambour, et que les entrailles dedans se dissolvaient dans leur propre saleté, pas une fois le moine n’émit le moindre son. Sur sa peau, il portait le simple habit noir de Saint-Jean, avec la croix blanche à huit pointes cousue sur la poitrine.
« Mieux ? demanda Tannhauser.
– Je vous suis reconnaissant. »
Tannhauser déboucha sa gourde et la tint devant les lèvres de Ludovico. Ludovico avala deux gorgées et hocha la tête. Tannhauser but aussi.
« Le grand maître est-il en vie ? demanda Ludovico.
– La Valette vit.
– Bien, dit Ludovico. Au moins je n’aurai pas cela en plus sur la conscience. »
Tannhauser l’examinait. « Tu n’es plus l’homme que j’avais en face de moi dans la Gouve. »
Ludovico le regarda. « Peut-être parce que j’ai eu un sage pour ennemi.
– Je hasarderais qu’il a fallu plus que cela.
– Quand j’ai aperçu Orlandu sur le champ de bataille, dit Ludovico, quand j’ai appelé son nom et qu’il s’est retourné, dans l’eau jusqu’à la taille, et que j’ai vu son visage pour la première fois… Si brave, si… » Il cherchait ses mots et ses épaules retombèrent contre le rocher, sa tête massive penchée en
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