La Révolution et la Guerre d’Espagne
la fin de l’alerte : « Depuis vingt-quatre heures, écrit
Delaprée le 17, nous marchons dans le sang et respirons dans les
flammèches » [228] .
Ces bombardements sont incessants pendant tout le mois de novembre. Madrid
semble en état d’incendie permanent. Les avions nationalistes volant au ras des
toits, complètent leur œuvre de mort en mitraillant les pompiers. Profitant du
désordre et de la panique, les agents de la « cinquième colonne » mitraillent
les miliciens, jettent des grenades, espérant qu’on attribuera leurs actions
aux avions. Dans Madrid en ruines, aux avenues trouées d’excavations béantes,
300 000 personnes courent dans les rues, cherchant un abri. Au million de
Madrilènes y vivant normalement se sont ajoutés 500 000 réfugiés. La
destruction de centaines d’immeubles jette à la rue le tropplein d’une foule
tragique, hagarde, désespérée, des mères cherchant leurs enfants, des
vieillards épuisés qui encombrent les trottoirs de leurs dérisoires bagages.
Dans toute la ville on ne trouve pas d’abri, cave ou sous-sol offrant un
minimum de sécurité, pour plus de 100 000 personnes : il y a quinze fois
plus d’êtres humains à Madrid. Le bruit circule que Franco a fait savoir qu’il
ne bombarderait pas le quartier de Salamanca. Il est déjà bondé alors qu’il ne
peut guère accueillir plus de 20 000 personnes et que ses trottoirs sont
transformés en dortoirs. Louis Delaprée, correspondant de Paris-Soir ,est le témoin sans passion qui exprime la répulsion des hommes du XX e siècle devant ce spectacle, à cette époque sans précédent :
« La mort a du pain sur la planche.
J’ai dit que je ne suis qu’un huissier ;
Qu’on me permette cependant de dire ce que je pense.
Le Christ a dit : « Pardonnez-leur, car ils ne savent
ce qu’ils font. » Il me semble qu’après le massacre des innocents de Madrid,
nous devons dire : « Ne leur pardonnez pas, car ils savent ce qu’ils
font » [229] .
Le massacre quotidien qui brise les nerfs des Madrilènes ne
parvient pas à abattre leur moral. Le catholique basque Galindez conclut son
récit par un jugement terrible sur l’erreur d’appréciation des stratèges
nationalistes, que leur mépris des foules a conduits à un crime sans nom :
« L’ennemi n’est pas entré. Il est seulement arrivé à soulever la haine de
ceux qui étaient encore indifférents, il est seulement arrivé à dépasser les
massacres des tchékas et à les faire paraître bons, par comparaison » [230] .
Le tournant
Après le « désordre héroïque » de la fin septembre, Delaprée
avait trouvé en octobre une ville « assagie, presque silencieuse, tendue par
une résolution farouche ». Le terrible mois de novembre fait de Madrid, dans l’intervalle
des attaques aériennes, une capitale fantasmagorique : complètement
obscure dès le coucher du soleil, masse grise enveloppée d’ombres où les
voitures circulent, tous feux éteints, dans les rues défoncées, et où leurs
klaxons, mêlés au bruit de la fusillade ou de la canonnade toutes proches,
semblent les seuls signes de vie. La mort est la compagne perpétuelle d’une
population dont les nerfs sont tendus à l’extrême, qui jette à chaque instant
des regards d’angoisse vers le ciel, s’engouffre dans les abris au premier
signal, enterre ses victimes sans les pleurer, reste prête, à tout instant, à
prendre la garde à l’appel du Comité de quartier ou de maison, à chasser l’espion,
à monter au front où l’on va en métro. Petit à petit, pourtant, les flambées de
l’épopée héroïque s’éteignent dans la grisaille d’un siège enterré qui menace
de durer. L’auteur américain déjà cité a remarquablement analysé ce tournant,
après décembre : « Sous la conduite des généraux de l’armée rouge, la
guerre, à Madrid, se transforme, de guerre de Comités révolutionnaires en
guerre conduite par les techniciens de l’état-major général. De l’exaltation
des premières semaines, la cité passe à la triste monotonie du siège,
compliquée par le froid, la faim et le spectacle familier de la mort venue des
airs, et de la désolation. L’instant héroïque était passé dans la légende et l’histoire :
avec l’ennemi accroché contre les fortifications, le danger mortel qui avait
temporairement fondu toutes les énergies en une volonté unique de résister
semblait avoir disparu » [231] .
Le mois de novembre avait été,
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