La Sibylle De La Révolution
indifférent.
— Choiseul a fini par avoir
gain de cause auprès du roi, conclut-elle. Saint-Germain a été chassé de la
cour de France. Il a donc continué son grand œuvre ailleurs. En Allemagne, en
Angleterre. Néanmoins, avant de quitter Paris, il a fait parvenir à Louis XV le
poème que voici :
Curieux
scrutateur de la nature entière,
J’ai
connu du Grand Tout le principe et la fin,
J’ai vu
l’or en puissance au fond de sa minière,
J’ai
saisi sa matière et surpris son levain.
J’expliquai
par quel art l’âme aux flancs d’une mère,
Fait sa
maison, l’emporte, et comment un pépin
Mis
contre un grain de blé, sous l’humide poussière,
L’un plante
et l’autre cep, sont le pain et le vin.
Rien
n’était, Dieu voulut, rien devient quelque chose,
J’en
doutais, je cherchai sur quoi l’univers pose,
Rien
gardait l’équilibre et servait de soutien.
Enfin,
avec le poids de l’éloge et du blâme,
Je
pesai l’éternel, il appela mon âme,
Je
mourus, j’adorai, je ne savais plus rien.
Sénart secoua la tête :
— Je n’entends rien à ce
verbiage. Mais tu m’as dit que cet homme était mort.
— En 1784, en Allemagne où il
s’était retiré. Selon la version officielle, il mourut à la cour du margrave de
Schleswig-Holstein en 1784, il y a donc dix ans de cela.
— Nous allons donc chasser un
fantôme !
Il s’impatienta de nouveau.
« C’est la fatigue, se dit-il. Mais elle est vraiment trop irritante avec
ses mystères absurdes ! »
La jeune femme gardait le plus
grand sérieux :
— J’ai donné la version
officielle. Quelques jours après le 14 juillet 1789, la reine reçut un
mystérieux billet qui la prévenait de la mort de Polignac et de celle du comte
d’Artois. Sa suivante, M me d’Adhémar, reconnut formellement
l’écriture de l’expéditeur. D’ailleurs, cette dernière reçut quelques mois plus
tard un nouveau billet qui la prévenait d’autres malheurs et l’invitait à le
rejoindre aux Récollets. Elle s’y rendit et le reconnut formellement car il
n’avait absolument pas changé depuis leur dernière rencontre quelque vingt-neuf
ans plus tôt. Il prédit alors la ruine des Bourbons, la lâcheté du comte
d’Estaing, la vantardise de M. de La Fayette et enfin la chute du
roi. La comtesse d’Adhémar le revit encore une fois peu après la mort de
Marie-Antoinette. Mais il y a d’autres témoignages : on l’aurait vu, en
1792, lors de la comparution de la princesse de Lamballe devant le Tribunal
révolutionnaire. Un Anglais nommé Grosley l’a signalé l’année dernière dans une
prison. Il n’y a donc rien d’étonnant qu’il ait été vu récemment. Je crois même
savoir où…
— Dis !
Elle reprit soudain son
expression espiègle et enfantine. Puis se mit à bâiller avec ostentation.
— J’ai vraiment trop sommeil ce
soir. On dort si mal dans tes prisons révolutionnaires. Demain, tu sauras.
Dis-moi, citoyen, où est-ce que l’on s’allonge ici ?
Sénart allait protester, il
aurait voulu avoir le renseignement sur l’heure, mais il se ravisa. Elle avait
le droit de dormir, elle aussi, et la nuit était bien avancée. Par contre, un
nouvel embarras l’envahit aussitôt. Il n’y avait pas de chambre à l’Hôtel de
Brionne et son propre appartement était bien loin d’ici. Pas moyen d’y aller à
cette heure de la nuit.
Que faire ?
Elle vit son air gêné et lui
lança :
— Allons, il y a bien un
endroit pour dormir. Même les représentants du peuple doivent se reposer
quelquefois.
Sénart réfléchit.
Marie-Adélaïde suivit son regard. Dans un coin de la pièce, on trouvait un
mauvais lit de camp. Le jeune secrétaire rédacteur y soulageait souvent sa
fatigue au cours d’une longue nuit de travail.
— Je pense que ce sera parfait.
Il écarquilla les yeux.
— Tu peux dormir ici, mais…
Elle se leva avec vivacité.
— Allons, nous ferons à la
guerre comme à la guerre. Détourne les yeux, citoyen.
— Détourner les yeux ?
Elle se pencha sur lui et lui
prit le menton avec une familiarité qui le troubla.
— Citoyen Sénart, je vais me
déshabiller car je n’ai pas l’habitude de dormir vêtue. Aussi, si tu es un
homme droit et un fidèle serviteur de la République, comme je le crois, tu ne
regarderas pas. À moins, bien entendu, que tu n’insistes, auquel cas je devrai
me soumettre car je ne suis qu’une faible femme et toi un homme important
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