L'abandon de la mésange

sangloter.
    – Je suis enceinte, Élise.
    Élise eut l’impression de recevoir une
décharge électrique d’une violence inouïe. Où trouva-t-elle, dans ce sanctuaire
de paix, la force de faire une colère ? Elle écrasa ses mots entre ses
dents.
    – T’es enceinte ! À presque
vingt-cinq ans, tu connais pas les capotes ni la pilule ? On est en mille
neuf cent soixante-huit, Micheline ! Il y a pas de raison de se retrouver
enceinte ! De qui ?
    – Qu’est-ce que ça change ?
    – Parce que si c’est pas de Claude, t’es
une belle salope !
    – Alors je suis une belle salope…
    Déchirée, Élise ne l’écoutait plus.
    – C’est un one-night stand, Élise.
    – Un one-night stand et tu te
retrouves enceinte ! T’as couché un soir avec un bonhomme et t’es
enceinte ? C’est écœurant !
    – Qu’est-ce qui est écœurant ? Que
j’aie couché avec un bonhomme ou que je me retrouve enceinte ?
    Élise baissa le front et réfléchit à la
question.
    – Les deux, Micheline ! Les
deux ! Non… Que t’aies couché avec un bonhomme, comme ça, un soir, ça me
déçoit. Mais que tu sois enceinte, tu peux pas imaginer combien ça m’écœure. En
fait, j’en mourrais !
    Élise se leva.
    – Il faut que je marche. En ce moment, je
pense que je te déteste… ou que je suis jalouse. Je vais marcher. Ça m’est
arrivé avec Côme aussi, de détester la personne que j’aime le plus au monde.
    – Tu me détestes ?
    – Il faut que je marche.
    Élise descendit l’escalier du parvis et
s’immobilisa. Elle s’assit sur la dernière marche, offerte à la neige lourde et
mouillée.
    – Je l’adopte.
    Micheline lança à sa sœur un regard désespéré.
    – Tu comprends rien, Élise. Il est pas
question que je sois enceinte… Il est pas question que je me promène avec une
bedaine !
    – Tu habiteras chez nous, c’est tout.
Pour les quatre derniers mois. Tu te diras malade, puis…
    – Cesse, Élise. Il est pas question que
je rende cet enfant à terme.
    – Tu peux pas faire ça ! Il est
attendu, cet enfant-là. Peut-être pas par toi, mais par moi, par nous. Avec un
peu de chance, il va te ressembler et avoir un air de famille avec Côme et moi…
    – L’embêtant avec toi, Élise, c’est que
je peux pas te demander ce que tu ferais à ma place.
    – Je serai jamais à ta place. Change de
point de vue, Micheline. La famille a un bébé ! Une toute petite chose qui
tient à un nombril…
    – La famille a pas un bébé ! C’est
moi qui suis enceinte, pas la famille !
    Assommée, Élise ne savait plus réfléchir. Sa
sœur, enceinte ! Sa sœur qui lui parlait alors que son corps travaillait à
fabriquer une vie.
    – Penses-y.
    – Élise, non seulement je veux pas de cet
enfant, mais je voudrais jamais d’un homme, encore moins d’un père.
    Elles quittèrent la cathédrale. Plantées sur
le trottoir comme des borne-fontaines, elles se réfugièrent toutes deux dans le
silence. Pour l’une comme pour l’autre, ce silence était trop lourd à porter.
Amère, Élise repensa à sa visite chez le médecin.
    – As-tu vu un médecin ?
    – J’en vois un demain soir, chez une
amie.
    – Pour ?
    – Pour…
    Élise eut le tournis. Il y avait tout près
d’elle un brin d’enfant qui ne serait plus là dans deux jours…
    – Donne-moi le temps d’en parler à Côme.
    – Mon rendez-vous est pour demain soir et
ça peut plus tarder, Élise. J’ai un chronomètre dans le ventre qui me fait mal,
tu peux pas savoir à quel point. J’ai besoin que tu viennes avec moi.
    Élise était bouche bée. Jamais on ne lui avait
fait une requête aussi cruelle. Elle s’essuya les yeux du revers de sa mitaine,
puis posa ses mains sur les joues de sa sœur.
    – Jamais je pourrai, même si tu me disais
que le père est un arriéré mental, ce dont je doute. Te rends-tu compte que tu
me demandes d’accepter d’être torturée ? Parce que c’est une torture !
    – Je te ferai remarquer que c’est moi qui
aurai les jambes en l’air pour le curetage. Quant à ta torture, je vois pas
autre chose qu’une torture dans la tête.
    Élise jeta un regard désolé à sa sœur.
    – Pas dans la tête. Dans le cœur et dans
le ventre. C’est là que moi je vais avoir le curetage.
    Élise aurait vomi, ici dans cette neige grise
et collante. Comment pourrait-elle ébranler sa sœur ?
    – Tu peux pas te donner un peu plus de
temps ?
    – Je viens de t’expliquer