L'archer du Roi
flamme s’alluma enfin dans le ciel, elle était très éloignée,
beaucoup trop pour lui permettre d’illuminer leur bateau, et Villeroy
ricana :
— Ils croient que nous avons changé de cap à l’ouest
avec ce grain, mais nous sommes trop malins pour leur rendre ce service.
En effet, les poursuivants avaient tenté de prendre la tête,
dans l’idée que Villeroy se remettrait dans le sens du vent, mais ils avaient
fait le mauvais calcul et s’étaient trop éloignés.
De nouveaux traits enflammés traversèrent la nuit, mais
tirés dans toutes les directions, dans l’espoir d’obtenir un reflet de la coque
du Pentecôte. Mais celui-ci s’éloignait de plus en plus, entraîné par
les vestiges de sa voile. Grâce à ce grain miraculeux, ils avaient échappé à
l’ennemi.
Thomas se demanda s’il n’était pas placé sous la protection
directe de Dieu, maintenant qu’il possédait le livre du Graal. Puis la
culpabilité l’assaillit. La culpabilité parce qu’il doutait de l’existence du
Graal ; parce qu’il dépensait le pécule de lord Outhwaite au lieu de
l’utiliser pour sa quête ; enfin, la culpabilité plus grande encore pour
les morts inutiles d’Eléonore et du père Hobbe. Aussi tomba-t-il à genoux sur
le pont, la tête levée vers le crucifix où était cloué le Christ désormais
manchot.
— Pardonne-moi, Seigneur, pardonne-moi.
— Les voiles, ça coûte cher, dit Villeroy.
— Tu auras une nouvelle voile, Pierre, promit messire
Guillaume.
— Et prions pour que ce qui reste de celle-ci nous
emmène quelque part, ajouta Villeroy d’une voix acide.
Au nord, une dernière flèche rouge se détacha sur le noir de
la nuit. Puis il n’y eut plus rien, hormis l’obscurité infinie d’une mer
houleuse sur laquelle le Pentecôte continua à naviguer sans encombre
sous sa voile en lambeaux.
L’aube se leva, brumeuse et agitée par une brise qui
gonflait une voile si fragile que Villeroy et Yvette la plièrent en deux afin
de permettre au vent de souffler sur de la toile, et non à travers des trous.
Lorsque ce fut fait, le Pentecôte , cahin-caha, mit le cap au sud puis à
l’ouest. Le Ciel avait eu la bonté de leur envoyer un brouillard qui les
cachait à la vue des pirates qui hantaient le golfe séparant la Normandie de la
Bretagne. Chacun en rendit grâces à Dieu. Le capitaine ne savait au juste où
ils se trouvaient ; sa seule certitude était que la côte normande se
trouvait à l’est et que toutes les terres, dans cette région, étaient inféodées
au comte de Coutances. Aussi conservèrent-ils leur cap, Yvette étant perchée sur
l’étrave afin de surveiller les nombreux récifs.
— Ces satanées eaux pondent les récifs comme des œufs,
grommela Villeroy.
— Eh bien, va dans les eaux profondes, proposa messire
Guillaume.
Le géant cracha par-dessus bord.
— Les eaux profondes, elles pondent les pirates
anglais.
Ils poussèrent vers le sud. Le vent déclinait et la mer se
calmait. Il faisait toujours froid, mais les grains avaient cessé et, comme un
pâle soleil commençait à chasser la brume, Thomas alla s’asseoir auprès de
Mordecaï à la proue.
— J’ai une question à vous poser, dit-il.
— Mon père m’avait bien dit de ne jamais monter à bord
d’un bateau, répondit le vieux juif.
Sa face allongée était pâle et sa barbe, qu’il brossait
habituellement avec tant de soin, était emmêlée. Il tremblait en dépit de sa
cape de fortune en peaux de mouton.
— Savez-vous, poursuivit-il, que les marins flamands
prétendent qu’on peut calmer une tempête en jetant un juif par-dessus
bord ?
— Le font-ils réellement ?
— C’est ce qu’on m’a dit, affirma Mordecaï, et si j’étais
à bord d’un bateau flamand, j’accueillerais la noyade comme une alternative
heureuse à cette existence. Qu’avez-vous là ?
Thomas avait ôté la couverture du livre légué par son père.
— Voici ma question, répondit-il. Qui est
Hakalya ?
— Hakalya ?
Mordecaï répéta ce nom, puis secoua la tête.
— Croyez-vous que, par précaution, les Flamands
transportent des juifs à bord de leurs bateaux ? Cela semble sensé, même
si c’est cruel. Pourquoi mourir, si un juif peut le faire à votre place ?
Thomas ouvrit le livre à la première page de l’écriture
hébraïque, à l’endroit où frère Germain avait déchiffré le nom d’Hakalya.
— Là, dit-il en remettant le livre à son
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