L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
voyait des agents de Pinkerton
dans tous les chefs de rayon, les lecteurs de journaux, les quidams qui
déambulaient dans le magasin ; le soir, il se persuadait de la présence de
rôdeurs et se ridiculisait en bondissant dehors en chemise de nuit, un pistolet
à la main ; dans la salle de billard même, il avait le sentiment qu’on
épiait chacun de ses coups, chacune de ses observations, jusqu’à ce qu’un jour
son malaise se fit si fort qu’il se retourna et vit Jesse esquisser un pas vers
lui dans le halo des lampes.
« Ça te dirait, une virée à cheval ? »
proposa-t-il, et Dick ne put qu’accepter.
C’était le week-end d’après Thanksgiving et le
froid était déjà si habituel qu’ils n’y prêtèrent quasiment pas attention
lorsqu’ils s’éloignèrent de Kansas City ce matin-là. Jesse était capable de se
réveiller avec un discours prêt à l’emploi en tête ; Dick était son
contraire : une fois levé, il lui fallait encore une bonne heure pour se
libérer de l’emprise du sommeil, aussi se borna-t-il à écouter, tandis qu’ils
chevauchaient vers l’est et que Jesse enfilait les sujets les uns après les
autres, tel un homme essayant des manteaux dans un magasin de vêtements. Jesse
était loquace et enjoué ; Dick, soupçonneux et nerveux – mais il se
détendit peu à peu et se laissa bercer par l’écheveau d’histoires que dévidait
Jesse, véritable nid de pélican de phrases décousues, de paragraphes
fragmentaires, de bribes d’informations extravagantes, de variations sur divers
thèmes, dans la trame duquel il insérait sans cesse et réintroduisait partout
le motif du procès de Whiskeyhead Ryan au tribunal du comté de Jackson.
Jesse raconta qu’un procureur élu sur la base
d’une campagne hostile à la bande des frères James avait relâché Tucker Bassham,
pourtant condamné à dix ans d’emprisonnement dans un pénitencier du Missouri, en
échange de son lâche témoignage dans l’affaire de l’attaque de Glendale en 1879.
D’après les journaux, exposa Jesse, Bassham avait attesté à la barre que c’étaient
Bill Ryan et Ed Miller qui l’avaient recruté dans la bande. Il avait de plus
affirmé que c’était de Jesse James en personne qu’il avait reçu ses ordres et
que c’était ce dernier qui avait dévalisé la voiture de l’U. S. Express. Les
gars de Cracker Neck avaient intimidé des témoins, la maison de Tucker Bassham
s’était envolée en fumée et les cheminots avaient eu tellement la frousse qu’aucun
ne s’était montré au tribunal ; néanmoins, Whiskeyhead Ryan avait été
reconnu coupable et condamné à vingt-cinq ans de prison à Jefferson City.
« Je ne peux pas laisser ça se produire, avait
achevé Jesse.
— Comment veux-tu l’empêcher ? »
Jesse ne développa pas. Il leva les yeux vers
les ramures entrecroisées des arbres.
« Pour un homme pur, le vent est une
sérénade, s’exalta-t-il en se penchant en arrière sur le troussequin de sa
selle et en prenant appui de la main droite sur son tapis de couchage. Au fait,
je t’ai dit que j’avais déménagé de Kansas City ?
— Pour où ? »
Jesse ignora la question.
« Un de ces soirs, je m’attacherai une
chaise sur le dos et je m’enfoncerai au beau milieu de la nature. La prairie
est pareille à un chœur.
— C’est chez toi, qu’on va ? »
Jesse se fourra un index à l’intérieur de la
joue en délogea ce qu’il y restait de tabac à chiquer. Il s’essuya le doigt sur
son pantalon.
« J’ai appris pour toi et Wood. Vous
devriez vous rabibocher, tous les deux.
— J’aimerais quand même savoir où on va.
— Tu as eu des nouvelles d’Ed Miller, dernièrement ?
— Personne n’en a.
— Il a dû partir pour la Californie. »
Jesse se gratta la barbe dans le cou et fit remarquer : « Si tu
allais chez Jim Cummins, ce ne serait pas cette route que tu prendrais ?
— Sans doute que si.
— Bon sang, Dick, sers-toi de ta tête. »
James R. Cummins avait servi durant la guerre
de Sécession sous le commandement du général de brigade Joseph O. Shelby, aux
côtés de Frank et Jesse, et vers la fin des années soixante-dix, il avait
participé à de nombreuses attaques avec la bande de Jesse, bien que dans les
comtés de Jackson et de Clay, sa réputation n’excédât pas celle de simple
voleur de chevaux. En 1862, sa sœur, Artella, avait épousé William H. Ford, l’oncle
de Bob et Charley, et c’était
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