Le Baptême de Judas
Vérité, ça aussi ?
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? lança un de mes gardes, l’air mauvais.
— Rien. Je réfléchissais, c’est tout.
— Fais-le discrètement si tu ne veux pas te retrouver cul pardessus tête, grommela-t-il.
— J’y verrai.
Après une journée sans histoire, nous nous installâmes pour la nuit quelque part entre Bourges et Montluçon. Carcassonne approchait à grands pas et, malgré mes contemplations, je n’étais pas plus avancé.
On avait libéré ma dextre et solidement attaché mes fers à la roue d’une charrette, de sorte que j’y étais lié par ma senestre infirme. Le bol d’eau d’une couleur douteuse, le morceau de pain et le peu de fromage qui constituaient mon ordinaire avaient été posés devant moi, directement sur le sol. Assis dans l’herbe humide, je cherchai Pernelle et Ugolin du regard. Pendant quelques instants, je ne les repérai pas et mon cœur fit un tour dans ma poitrine. Je savais que, malgré sa taille, le Minervois pouvait être aussi discret qu’une ombre quand la situation l’exigeait. Avait-il profité de la confusion qui accompagnait toujours l’arrêt du convoi pour s’éclipser dans la nuit avec ma chère amie ? Puis j’aperçus une silhouette massive et une autre, minuscule, un peu plus loin. Mine de rien, ils avaient reculé dans la colonne. Connaissant Ugolin, je savais qu’il avait décidé de se faire discret en espérant réduire la quantité de gens autour de lui pour mieux profiter d’une occasion de disparaître.
Comme s’il avait senti mon regard, il tourna la tête vers moi et haussa les sourcils avec un mélange d’impuissance et d’assurance. Il me faisait savoir qu’il n’avait pas oublié, qu’il guettait sa chance. En réponse, je hochai la tête puis m’empressai de détourner les yeux. Il fallait par-dessus tout éviter qu’on nous voie échanger des airs et qu’on se méfie. Une garde accrue auprès de mes compagnons rendrait leur fuite, déjà périlleuse, quasi impossible.
Je ramassai le pain et en déchirai un morceau que je me mis à mâcher sans appétit. Il était sec, rassis et dur comme de la roche, mais je devais me nourrir. Lorsque je grignotai le fromage, je constatai qu’il n’était guère en meilleur état avec ses moisissures verdâtres qui ne me disaient rien de bon. Pourtant, alentour, le fumet de viandes fraîches que des soldats venaient de chasser montait des feux sur lesquels elles rôtissaient. Les sourires amusés que mes gardes posèrent sur moi me le confirmèrent. L’un d’eux ne put s’empêcher de brandir une cuisse de lapin à l’odeur succulente sous mon nez.
— Tu en voudrais bien, non ? demanda-t-il, le jus de la viande dégoulinant dans sa barbe.
Je ne répondis pas, me contentant de regarder droit devant.
— Tu es certain ? insista-t-il. Bon, comme tu veux.
Il mordit à pleines dents dans la viande en grognant de plaisir. Malgré moi, mon ventre émit un gargouillement sonore, ce qui déclencha le rire de mes gardes. Je soupirai et pris une autre bouchée de pain.
— Le jeûne est une bonne chose, fit une voix dans le noir, il mortifie la chair et purifie l’âme.
Je soupirai de nouveau, tournai la tête et aperçus Guillot. Le maudit moine était de retour, bible en main. Il se dandina jusqu’à moi et s’assit. Aussitôt qu’ils le virent, mes trois gardes se levèrent en ne prenant même pas la peine de masquer leur expression de dégoût et nous laissèrent en emportant la viande avec eux.
— Ta compagnie semble universellement appréciée à sa juste valeur, moinillon, maugréai-je avec mauvaise humeur. Tu fais fuir les hommes les plus aguerris.
— Que Dieu leur pardonne, rétorqua Guillot, indifférent, en traçant vers eux un signe de croix dans les airs.
— Tu es revenu me faire de saintes lectures ? demandai-je avec lassitude en désignant la bible du menton. As-tu vraiment besoin de te complaire à ce point dans ta petite victoire ? Es-tu si peu important que tu doives te gonfler de la sorte ?
Guillot sembla momentanément affecté par mes allusions, mais se reprit aussitôt, bomba le torse et redressa la tête, ce qui faisait ressortir sa panse.
— Il faut bien que quelqu’un voie au salut de ton âme, déclara-t-il avec malice.
À ces paroles, je sentis un drôle de hoquet monter dans ma gorge. Pendant un moment, je crus que ma cicatrice allait à nouveau se
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