Le Baptême de Judas
prisonnière des croisés, c’est par ma propre étourderie. J’aurais dû rester à Toulouse. Ce qui est gardé à Montségur par tante Esclarmonde et les autres a infiniment plus de valeur que ma vie, et je la donnerai sans hésiter. Si jamais j’apprends que tu as trahi pour me sauver, je te maudirai jusqu’à mon dernier souffle !
À ce moment précis, je l’aimai plus que jamais auparavant. Elle était forte, droite et courageuse. Je ne la méritais pas. Elle m’adressa un sourire complice, prit mon visage dans ses mains et riva ses yeux dans les miens.
— Si, par contre, l’idée te venait de prétendre trahir pour te rendre à Montségur et organiser quelque chose, je saurais être patiente.
— C’est précisément ce que j’ai dans la cervelle, répondis-je en lui rendant son sourire.
— Tu as un plan ?
— Non, pas encore, admis-je.
— Alors Dieu te guidera, Gondemar.
— Ce serait à son avantage, murmurai-je pour moi-même. Nous ne dîmes plus rien jusqu’à ce qu’on vienne la chercher, quelques minutes plus tard. Il n’y avait rien à dire. Cécile était vivante. Malgré la perte d’un fils que je ne connaîtrais jamais, je ressentais une parcelle de bonheur. Je savais aussi ce que je devais faire. Quoi qu’il arrive, elle vivrait.
Dès le lendemain, on me passa des fers aux pieds et on me tira de mon cachot. Quatre gardes me conduisirent dans la même salle qu’à mon arrivée, où Montfort et Amaury m’attendaient, maintenant assis côte à côte sur deux fauteuils. Dans une soutane immaculée surmontée d’un surplis pourpre orné de magnifiques broderies, les mains décorées de bagues, une croix pectorale en or massif sur la poitrine, le légat du pape s’exhibait à nouveau dans la splendeur obscène que je lui avais connue aux portes de Béziers.
Je fus jeté à leurs pieds et me relevai aussitôt pour leur faire face. La rage que j’avais ressentie en entendant le récit de l’avor-tement de Cécile était lovée dans le creux de mon estomac avec celle qu’avaient provoquée la trahison de Véran et la destruction du suaire. Je ressentais le besoin presque irrépressible de me jeter sur Montfort et Amaury et de les occire à coup de chaînes, de leur détruire le visage un os à la fois, de leur arracher les entrailles à coups de dents, même en sachant qu’on les protégerait et que j’échouerais. Ce que j’éprouvais était plus fort que la luxure du combat. C’était une pulsion de mort. Une envie de meurtre vile, sauvage et animale. Mais la seule violence que j’exerçai fut celle que j’opposai à mon instinct pour le tenir en laisse.
— Alors, tu es content ? s’enquit Montfort d’une voix chantante qui m’enragea encore plus. Tu l’as vue, ta belle Cécile ?
— Je l’ai vue, oui, rétorquai-je, les dents serrées, les muscles de ma mâchoire me faisant mal. J’ai aussi appris que tu avais causé la mort de notre fils.
— Ah oui, l’avortement. Tu m’en vois désolé, Gondemar, répliqua-t-il avec un petit geste d’indifférence de la main.
Son sourire ironique me fit monter le sang à la tête. Seule la voix profonde et éraillée de Bertrand de Montbard me permit de ne pas m’emporter. La luxure du combat peut faire perdre la tête et rendre imprudent, m’avait-il dit, jadis. Tu dois apprendre à tirer parti de ce sentiment sans jamais le laisser te dominer. Souviens-toi toujours que les armes ennoblissent celui qui les manie, mais avilissent celui qui se laisse mener par elles. Ce qui te rend fort peut aussi t’abaisser au rang de la bête. La colère est mauvaise conseillère. Je l’avais appris à mes dépens. Je la refoulai donc là où elle brûlait, ardente, et me donnant mal au ventre.
— Allons, Gondemar, ajouta Amaury, ne fais pas cette tête. L’avorton n’a aucune importance. Il te reste encore ta mignonne. Je suis certain qu’une fois qu’elle se sera consolée de ta mort, elle prendra plaisir à se laisser engrosser par un autre, la garce.
Cette fois, je ne pus rester indifférent à la provocation, mais les gardes étaient aux aguets. Dès que je fis un pas vers le légat, les mains tendues pour enserrer sa maudite gorge délicate de castrat, ils m’empoignèrent et m’immobilisèrent. Pour plus de sécurité, on en profita pour défaire un de mes fers et passer la chaîne dans mon dos. Ainsi lié, j’étais impuissant.
— Bon, parlons
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