Le calice des esprits
envie de vomir et me hâtai vers la garde-robe, un petit recoin
clos par une porte. Quand mon estomac se fut calmé, je revins sur mes pas et,
utilisant le miroir à main de ma maîtresse, j'examinai l'ecchymose sur ma
tempe. Je sentis une bosse et une contusion sensible, mais il n'y avait pas de
sang. Je changeai de robe, soignai mes meurtrissures sur les bras et les
jambes, bus un peu de vin coupé d'eau et me couchai. Une obscurité effrayante
semblait m'entourer, assombrissant mon âme et enveloppant mon cœur comme une
brume nocturne, glaçant mon courage, sapant ma volonté. Qui pouvait bien
m'avoir attaquée ? Pourquoi ? Et qui était mon sauveur, cette voix
claire et puissante qui portait loin ? Cela me réconforta un peu. Le vin
faisait son effet, réchauffait mon sang et réveillait mes humeurs. Je ne devais
pas faiblir, je ne faiblirais pas. Je me remémorai oncle Réginald et la courte
oraison qu'il avait composée :
Jésus-Christ qui m'as fait de boue
Et m'as sauvé de ton sang,
Kyrie Eleison, Seigneur, prends pitié.
Je m'endormis et fus réveillée par
le retour d'Isabelle qui claqua la porte derrière elle pour fuir le troupeau
caquetant de ses femmes. Elle maugréait à mi-voix, mais se tut soudain en
m'apercevant. Elle me prit la main et me fit narrer ce qui m'était arrivé. Puis
elle examina ma tête, usant de mes potions pour traiter la blessure, et envoya
quérir frère Ambrose et Simon. Ils vinrent tous deux, les yeux écarquillés, et
s'agenouillèrent sur le seuil pendant que ma maîtresse, en dépit de mes
protestations, les interrogeait avec véhémence. Frère Ambrose secoua la tête
d'un air chagrin et affirma qu'il ne m'avait point fait chercher. Sa Grâce,
continua-t-il, ne savait-elle pas que, selon les us du prieuré, il était tout à
fait interdit aux femmes d'entrer dans l'infirmerie ? De plus, au moment de
l'attaque, lui et frère Simon, qui n'avait pas toute sa tête, le pauvre homme,
se trouvaient dans les stalles du chœur parmi les autres religieux. Simon ne
pouvait s'expliquer, mais ne cessait de murmurer « belle, belle » en
contemplant avec étonnement Isabelle. Il ne comprenait rien à ses questions,
toutefois, aidé de frère Ambrose, il finit par dire que l'un des frères lui
avait donné le message pour moi. Non, nous assura-t-il, il ne se souvenait plus
de son visage ; il faisait sombre et l'homme avait remonté son capuchon
pour se protéger du froid ; il l'avait béni en latin, usant des termes
propres à leur ordre. Le mystérieux moine avait prétendu parler au nom du père
prieur. Je pensai aussitôt à Rossaleti, autrefois novice chez les bénédictins, qui,
au contraire de Casales, Sandewic ou Baquelle, maîtrisait bien le latin. Je le
rappelai avec discrétion à Isabelle. Frère Simon décrivit ensuite comment ce
bénédictin lui avait serré les mains.
— Elles étaient calleuses
comme celles d'un paysan, d'un homme qui bêche, marmonna-t-il.
Je regardai la princesse et
haussai les épaules. Les mains de Rossaleti étaient plus douces que les
miennes. Frère Ambrose se leva avec peine en déclarant qu'il devait aller
rapporter toute cette aventure au prieur. À ma demande, Isabelle fit jurer le
silence aux deux hommes et déposa une pièce d'argent dans chacune de leurs
mains. Quand ils furent partis, elle resta immobile au milieu de la flaque de
lumière provenant d'une chandelle.
— Mathilde, constata-t-elle
en me regardant, n'importe qui pourrait vous avoir attaquée. Quand nous sommes
arrivés à L'Échiquier de l'espoir , les gens allaient et venaient.
Gaveston a pris le parti d'ignorer mes oncles, Marigny et les autres. N'importe
qui, lui y compris, aurait pu parcourir la courte distance entre la taverne et
le prieuré et perpétrer cette agression. Il était facile d'emprunter une coule
de bénédictin et de se cacher dans l'ombre, bénéficiant largement de temps pour
trouver son chemin dans ce prieuré. Frère Simon est si simple qu'il croirait
tout le monde et tout ce qu'on lui raconte.
Elle se pencha et me caressa les
cheveux.
— Comme vous l'avez fait,
Mathilde. Vous devriez être plus prudente, plus circonspecte.
— Gaveston pourrait-il être
l'agresseur ? m'enquis-je.
— Peut-être. C'est un
assassin, comme les autres, répondit Isabelle en s'asseyant près de moi sur le
lit.
Je parlai ensuite à ma maîtresse
du tableau représentant sainte Agnès et lui affirmai que j'étais sûre que
c'était celui que j'avais
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