Le cercle de Dante

a été mutilé sans espoir de se remettre jamais de ses blessures, c’est certain. Découpé et ligoté de façon à perdre son sang lentement et, avec lui, la vie. Ce qui restait de lui, c’était tout ce qui reste des feux d’artifice au lendemain du 4 Juillet. Cependant, aucun organe vital n’était touché. Ce massacre sauvage porte la marque d’une rare maîtrise. C’est l’œuvre d’un individu qui connaît parfaitement les blessures internes, peut-être d’un médecin, dit-il d’une voix enrouée. On s’était servi d’un couteau très grand et parfaitement effilé. Avec Jennison, notre Lucifer a utilisé la souffrance comme moyen de perfectionner la damnation. C’est là son contrapasso le plus abouti. Pour revenir à ces convulsions dont je vous ai parlé, ce n’était pas un signe de vie, mon cher Fields, simplement les ultimes soubresauts de nerfs en train de mourir. Ce moment était aussi grotesque que tout ce que Dante aurait pu imaginer. La mort a été un cadeau.
    — Mais survivre deux jours à une telle agression…, insista Fields. Je veux dire… médicalement parlant… Pitié, ce n’est pas possible !
    — Dans de telles circonstances, être encore vivant signifie simplement que le processus de mort n’est pas achevé, en aucun cas qu’il reste encore de la vie. Cela signifie être piégé dans l’intervalle compris entre mort et vie. Néanmoins, je ne m’aventurerais pas à décrire une telle agonie, quand bien même aurais-je mille langues à ma disposition !
    — Mais pourquoi infliger à Phineas le châtiment des Schismatiques ? demanda Lowell en faisant de son mieux pour parler d’une voix détachée, scientifique. Dans ce cercle de l’Enfer, qui subit ces tourments ? Ceux qui s’employèrent à creuser des fossés entre les religions ou au sein des familles : Mahomet ; Bertrand de Born, le conseiller malintentionné qui sema la zizanie entre le roi et le prince, entre un père et son fils, comme jadis certains attisèrent les dissensions entre David et Absalon. Mais pourquoi Phineas Jennison  ? Que fait-il parmi les Schismatiques ?
    — Nous n’avons pas davantage trouvé d’explication à la simonie d’Elisha Talbot, mon cher Lowell, et ce n’est pas faute de l’avoir cherchée, intervint Longfellow. Mille dollars, mais pour quoi ? Nous sommes en présence de deux contrapasso pour deux péchés que nous ne voyons pas car, contrairement à Dante, nous ne pouvons interroger les pécheurs sur les causes de leur supplice.
    — Vous n’en avez aucune idée, Lowell ? demanda Fields. Vous étiez pourtant assez lié avec Jennison, non ?
    — C’était un ami. Connaître ses exactions ne m’intéressait pas. Il était pour moi une oreille où déverser mes lamentations. Sur mes pertes en bourse, sur mes conférences, sur le Dr Manning et cette satanée Corporation. C’était un moteur en pantalon et j’admets que, parfois, il en faisait un peu trop. Il n’a pas dû laisser passer beaucoup d’occasions de tremper ses doigts dans des affaires mirobolantes, sulfureuses ou non : chemins de fer, usines, aciéries. Personnellement, je ne comprends pas grand-chose à tout ça. »
    Lowell laissa tomber la tête.
    Holmes poussa un lourd soupir.
    « Rey, l’agent de police, a l’esprit aussi effilé qu’un rasoir. En découvrant l’état dans lequel était Jennison, il a fait le lien avec ce qu’il avait entendu de notre discussion sur les Schismatiques et le contrapasso. Lorsque je lui en ai appris davantage sur Dante, il a tout de suite compris les meurtres du juge suprême et du révérend Talbot.
    — Comme Grifone Lonza, l’homme qui s’est jeté par la fenêtre à l’hôtel de police, dit Lowell. À force de voir Dante dans tout et n’importe quoi, il a fini par avoir raison. Dans le même ordre d’idée, j’ai souvent pensé à la métamorphose que Dante subit lui-même : privé de toit sur la terre par la faute de ses ennemis, il s’est fabriqué jour après jour un refuge dans un au-delà abominable. Qu’un homme forcé d’abandonner tout ce qu’il aimait dans cette vie-ci cherche à se faire un nid dans la vie d’après, quoi de plus naturel ? Nous célébrons Dante pour ses immenses talents mais, en fait, il n’avait d’autre choix que d’écrire son poème. Et de l’écrire avec le sang de son cœur. Je ne m’étonne pas qu’il soit mort si vite après l’avoir achevé.
    — Que compte faire Rey, maintenant qu’il