Le cercle de Dante
père sa veste à rayures rouges et noires.
« Quelle fière allure ! applaudit Charley qui venait à son tour embrasser son père. Papa, vous êtes blanc comme un linge ! Vous ne vous sentez pas bien ? Je voulais juste vous faire une surprise ! Seriez-vous devenu trop vieux pour nous ? » Il éclata de rire.
Ce fut un Longfellow à peine remis de ses émotions qui tira Lowell à l’écart pour lui souffler sur le ton de la confidence : « Mon Charley est de retour », comme si son ami ne le voyait pas lui-même.
Plus tard dans la soirée, les enfants couchés en haut et Lowell rentré chez lui, Longfellow prit place devant le lutrin qui lui servait d’écritoire. C’est à ce pupitre, dont il caressait le bois poli, qu’il avait couché par écrit la plus grande partie de sa traduction de Dante. Lorsqu’il avait lu l’original pour la première fois, il n’avait pas eu grande confiance dans le poète. Il admettait volontiers en son for intérieur qu’après un début si grandiose il avait craint pour la fin. Mais Dante s’était comporté vaillamment tout au long de son œuvre, et l’émerveillement de Longfellow n’avait cessé de croître devant une puissance à ce point extraordinaire et sans faille. Le style s’élevait en même temps que le sujet, se gonflait comme la marée et, finalement, emportait dans son flot le lecteur et ses doutes. Le plus souvent, Longfellow se plaçait de lui-même au service du Florentin. Mais parfois Dante lui lançait un défi : il utilisait des mots capables d’esquiver la traduction dans toutes les langues du monde. Longfellow éprouvait alors l’impuissance du sculpteur qui, pour donner au marbre froid la beauté vivante du regard humain, doit recourir à toutes sortes de subterfuges tels qu’enfoncer excessivement l’œil dans l’orbite ou faire ressortir l’arcade sourcilière.
Dante résistait à toute intrusion mécanique. Il restait sur sa réserve, exigeait de son traducteur une patience infinie. Chaque fois que Longfellow se retrouvait bloqué dans une impasse, face à face avec lui, il s’autorisait une pause. « Ici, Dante pose sa plume, se disait-il. Il ne sait pas encore comment il va s’y prendre pour remplir le blanc. Doit-il introduire de nouveaux personnages ? Lequel d’entre eux lui parlera-t-il ? Puis, là, dans la joie ou dans la colère, il reprend sa plume et se remet au travail ». Et Longfellow l’imitait hardiment.
Un léger grattement, semblable à celui que produit un ongle sur un tableau noir, attira l’attention de Trap. Il dressa ses oreilles pointues sans quitter sa place pour autant, roulé en boule aux pieds de son maître. On aurait dit le crissement d’un morceau de glace emporté par le vent, qui dérape le long d’une vitre.
Il était deux heures du matin et Longfellow travaillait encore. Bien que le poêle et la cheminée fonctionnassent à plein régime, le mercure ne dépassait le sixième trait de la petite échelle graduée que pour dégringoler aussitôt, découragé. Longfellow posa une bougie devant une fenêtre et alla se placer devant celle d’à côté afin d’admirer les beaux arbres sous leur manteau de neige. Dans cet air immobile et cette demi-lumière, il lui semblait voir un unique et immense sapin de Noël aérien. En fermant les volets, le poète remarqua des marques bizarres sur un carreau. Il rouvrit les volets. Le bruit entendu tout à l’heure ne provenait pas d’un glaçon éraflant la vitre, mais d’un couteau qui avait gravé des mots sur le verre. Des mots à première vue inintelligibles :
Longfellow sut les déchiffrer dans l’instant. Il prit son manteau et son écharpe, se coiffa de son chapeau et sortit.
Dehors, la menace se lisait sans difficulté. Il passa les doigts sur les lettres.
12
Par une note laissée sur l’ardoise de l’hôtel de police, le commandant Kurtz fit savoir qu’il entamait ce jour une tournée en chemin de fer, en vue de présenter aux élus et aux associations de citoyens des diverses villes les nouvelles méthodes de maintien de l’ordre.
« D’après le conseil municipal, c’est pour sauver la réputation de notre cité, expliqua-t-il à Rey. Mais ce sont des mensonges.
— Pour quelle raison, alors ?
— Pour m’éloigner des détectives. De par ma fonction, je suis la seule personne ayant autorité sur eux. En mon absence, ces canailles auront la bride sur le cou. La direction de l’enquête leur reviendra
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