Le commandant d'Auschwitz parle
concentration pour Juifs. Ils y
furent conduits en masses telles qu’on n’en avait jamais vu précédemment.
Auparavant les Juifs avaient pu espérer que leur libération
interviendrait tôt ou tard et ceci leur rendait la détention beaucoup plus
supportable. Maintenant, à Auschwitz, ils n’avaient plus rien à espérer. Ils se
considéraient tous comme des condamnés à mort car ils savaient qu’on leur
laisserait la vie sauve seulement tant qu’ils seraient capables de travailler.
La plupart d’entre eux ne se faisaient pas d’illusion :
fatalistes, ils subissaient avec patience et sans réaction toutes les misères,
les souffrances et les tortures que comportait la détention. Prévoyant leur fin
inévitable, ils devenaient indifférents à tout et leur défection morale
accélérait leur déchéance physique. N’éprouvant plus la volonté de vivre, ils
succombaient au moindre choc [79] .
Ils étaient certains que la mort viendrait les frapper d’une façon ou d’une
autre. En m’inspirant de mes observations, j’affirme catégoriquement que la
mortalité élevée des Juifs ne s’explique pas seulement par le travail exténuant
(la plupart d’entre eux n’y étaient pas habitués), par la nourriture
insuffisante, par la surpopulation des baraques et par tous les autres
inconvénients de la vie de camp. Je suis convaincu que leur état psychique
représentait en l’occurrence le facteur déterminant.
La preuve en est que, dans d’autres cas et sur d’autres
chantiers où les conditions générales de vie étaient infiniment supérieures, la
mortalité des Juifs était presque aussi grande et relativement beaucoup plus
élevée que la mortalité des autres détenus. Je m’en suis souvent aperçu au
cours de mes tournées entreprises sur ordre de l’Inspection générale des camps.
Cet état de choses se manifestait avec plus de netteté
encore chez les femmes. Elles dépérissaient beaucoup plus rapidement que les
hommes quoique, d’une façon générale, leur sexe se montre plus résistant [80] .
Il en allait tout autrement avec les Juifs intellectuels
provenant surtout des pays occidentaux, qui disposaient d’une force morale et d’une
volonté de vivre plus ferme.
Cependant, ils ne pouvaient, surtout lorsqu’ils étaient
médecins, se faire la moindre illusion sur leur sort. Mais l’espoir ne les
abandonnait pas ; ils comptaient sur un heureux hasard grâce auquel ils
pourraient, un beau jour, sauver leur vie. Bien renseignés, eux aussi, par la
propagande ennemie, ils escomptaient d’ailleurs la prochaine débâcle de l’Allemagne.
Il s’agissait pour eux avant tout de s’emparer d’un poste
qui les soustrairait à la masse, aux accidents mortels, qui leur procurerait
des avantages spéciaux et améliorerait les conditions matérielles de leur
existence.
Ils engageaient toute leur science et toute leur volonté
obstinée pour s’assurer d’une situation semblable, « vitale » au vrai
sens du terme. Et cette lutte était d’autant plus violente que le poste était
plus convoité. Il n’y avait pas de ménagements à prendre puisque c’était là une
question de vie ou de mort. On ne reculait devant aucun moyen, même le plus
répréhensible, pour rendre disponibles des places de ce genre ou pour s’y
maintenir. C’était généralement à celui qui avait le moins de scrupules que
revenait la victoire.
Par mes expériences précédentes dans divers camps j’étais
suffisamment renseigné sur les méthodes employées pour remporter la victoire
dans les luttes et intrigues qui se livraient autour des postes vacants. Mais j’avais
encore beaucoup à apprendre des Juifs placés sous mon commandement à Auschwitz :
je n’aurais pas cru qu’on pût déployer de tels trésors d’imagination lorsqu’on
est poussé à la dernière extrémité.
J’ai pu aussi observer un phénomène d’un autre ordre. Des
hommes qui avaient réussi à se hausser à des postes qui leur garantissaient la
sécurité, commençaient à dépérir lentement lorsqu’ils apprenaient la
disparition d’un être cher. Aucune cause matérielle ne provoquait ce
dépérissement : ces hommes n’étaient pas malades et les conditions de leur
existence restaient inchangées ; mais les Juifs ont presque tous un sens
de la famille très développé ; lorsqu’ils apprenaient la mort d’un des
leurs, la vie perdait tout attrait pour eux et ils ne voyaient plus de raison
de lutter pour leur
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