Le commandant d'Auschwitz parle
abattus ; je sortais de ma
voiture à la vue d’un cadavre quand j’entendis, à proximité, des coups de
revolver ; je me mis à courir dans cette direction ; j’arrivai juste
à temps pour voir un soldat arrêter sa moto et tirer sur un détenu appuyé à un
arbre. Je l’interpellai violemment en lui demandant pourquoi il avait abattu ce
malheureux dont il n’avait pas la responsabilité. Il me répondit par un rire
insolent et me déclara que cela ne me regardait pas. Je tenais mon revolver et
je l’abattis à son tour : c’était un Feldwebel des forces aériennes.
De temps à autre, je rencontrais aussi des officiers qui
venaient d’Auschwitz dans les véhicules les plus divers. Je les postais aux
carrefours et je les chargeais de rassembler les colonnes de détenus qui
erraient aux alentours et de les diriger vers l’ouest, en utilisant
éventuellement le chemin de fer. Je vis aussi des convois qui étaient installés
sur des wagons plates-formes destinés au transport du charbon et arrêtés en
cours de route sur une voie de garage. Beaucoup d’hommes étaient morts de froid ;
il n’y avait pour eux aucun ravitaillement. Je vis aussi des groupes de détenus
qui avançaient paisiblement vers l’ouest, sans aucune escorte : ils s’étaient
libérés et les sentinelles avaient disparu. Je rencontrai aussi des bandes de
prisonniers anglais, que personne n’accompagnait : ils ne voulaient pas
tomber entre les mains des Russes. Des soldats SS s’étaient hissés sur des
camions qui transportaient des réfugiés ; des fonctionnaires chargés de la
construction ou de l’agriculture prenaient la route par convois entiers. Mais
personne ne savait où cette route les conduisait : ils connaissaient
seulement le nom de Gross-Rosen qu’on leur avait assigné comme destination. La
campagne était couverte de neige, le froid intense. Les routes étaient
embouteillées de colonnes de la Wehrmacht et de convois de prisonniers ;
des accidents d’autos étaient nombreux sur la chaussée glissante.
Sur le bord de la route, on ne voyait pas seulement les
corps des prisonniers ; beaucoup de réfugiés y étaient assis avec leur
femme et leurs enfants. À la sortie d’un village, j’aperçus une femme installée
sur un tronc d’arbre, qui chantait pour bercer son enfant. Mais l’enfant était
mort, et la femme folle. On voyait aussi beaucoup de femmes avec leurs enfants
traînant des chariots où s’entassaient les objets de première nécessité. Elles
se frayaient péniblement leur chemin pour fuir l’ennemi.
À Gross-Rosen, l’entassement était à son comble mais
Schmauser avait donné l’ordre de se tenir prêt pour l’évacuation. Je partis
aussitôt pour Breslau, afin de le rattraper, de lui donner mes impressions et
de l’amener à ne pas évacuer Gross-Rosen. Il me montra alors un ordre d’Himmler
envoyé par radio et le rendant personnellement responsable de l’évacuation de
tous les prisonniers valides des camps de son district.
Les convois qui arrivaient en gare de Gross-Rosen étaient
aussitôt dirigés plus loin. Mais il n’y avait de ravitaillement que pour
quelques-uns d’entre eux : on manquait déjà de tout.
Dans les camions découverts, des soldats SS morts reposaient
paisiblement entre les corps des détenus. Les survivants étaient assis sur les
cadavres et mâchaient leur morceau de pain. C’était un spectacle horrible qu’on
aurait pu nous épargner.
Plus tard j’assistai à l’évacuation de Sachsenhausen et de Ravensbrück.
Les mêmes spectacles se renouvelèrent ; heureusement, le temps était alors
plus chaud et plus sec ; les colonnes pouvaient donc camper la nuit en
plein champ. Mais, au bout de deux ou trois jours, il n’y avait plus le moindre
ravitaillement. La Croix-Rouge s’efforçait de porter secours et de distribuer
des vivres [114] .
Il n’y avait plus rien dans les villages, traversés depuis des semaines par des
colonnes de réfugiés. À tout ceci venait s’ajouter, sur toutes les routes, la
menace permanente des bombardements en piqué.
Jusqu’au dernier moment, j’ai déployé toute mon énergie pour
mettre un peu d’ordre dans ce chaos, mais cela ne pouvait plus servir à rien.
Le moment était venu de nous sauver nous-mêmes. Ma famille vivait depuis la fin
de 1944 à proximité immédiate de Ravensbrück. Je pus donc l’emmener avec moi
lorsque l’Inspection générale des camps de concentration décida de partir.
Weitere Kostenlose Bücher