Le Dernier mot d'un roi
n’ai jamais été aussi heureux.
Ces derniers mots, Louis les a prononcés avec timidité, sans doute pour masquer une émotion importune et profonde. Il souhaiterait dire à Commynes l’admiration, l’amour que lui inspirent les arbres quand ils se dressent d’un seul élan vers le ciel. Surtout les hêtres dont les feuilles dures et propres comme des lames cinglent le visage du chasseur, tandis que les troncs lisses, odorants, s’écartent en allée de triomphe, donnent des ailes au cheval et des rêves de gloire au cavalier. Louis éprouve, à présent, sur la peau, jusqu’au cœur, jusqu’aux os, la fraîcheur intacte du souvenir. Il a trente-trois ans, l’âge idéal, celui où jeunesse et maturité s’allient au lieu de se combattre : « À poursuivre une bête noble, je deviens comme elle et lui appartiens. Elle me conduit où elle veut et je la défie jusqu’à la mort. »
Il serre les lèvres et ferme les yeux pour retenir ses mots et s’entretenir avec lui-même. Commynes pense qu’il ne dira plus rien. Il s’apprête à intervenir, parler de la régence et d’Anne de Beaujeu, mais Louis rouvre les yeux, le dévisage et enchaîne :
— Philippe le Bon m’avait confié son fils, le comte de Charolais, que tu as servi. J’étais son aîné de dix ans. À la chasse, je le dominais et son orgueil en souffrait par accès de colère. On pressentait le forcené qu’il serait plus tard, en possession du pouvoir. À cette époque, il avait de l’allure, le charme de la jeunesse qui attendrit les femmes et les pierres tombales. Il était téméraire, déjà, infatigable, mais imprudent et brouillon, incapable d’organiser une traque, de prévoir l’animal, de le sentir. Il prenait ses impulsions pour des qualités. Le sachant avide de compliments, je le flattais. Ses défauts me faisaient plaisir. En étudiant son impatience, je corrigeais la mienne.
Commynes n’a plus le temps de réfléchir ni même de penser. Dans sa mémoire, les souvenirs se recoupent, sautent d’un âge à l’autre. Il avait vingt ans quand le comte de Charolais est devenu Charles de Bourgogne, trente ans à sa mort, vingt-cinq lorsqu’il a rallié Louis XI aux Ponts-de-Cé, la nuit du 7 août.
Il regarde devant lui le vieil homme aux paupières rouges, au nez huileux, aux joues flétries, sillonnées de rides. Il se dit que leurs destins sont liés : « Bien sûr, on peut parler de calculs. Chacun de nous a réfléchi, pesé le pour et le contre. Mais, pour moi, c’était écrit. »
Ce qui le trouble davantage encore, en ce moment, c’est l’attitude figée, rétractée, du souverain et l’anxiété que dégagent son corps et son visage. Ses yeux clignotent et son silence devient intolérable. S’il n’était pas le roi de France, on pourrait croire qu’il va pleurer. Ses lèvres remuent. On l’entend murmurer :
— C’est fini.
Commynes se défend de l’interroger, même du regard. Louis reprend à mi-voix :
— Le métier de roi est ma raison d’être et le sera toujours. Mais la chasse fut le seul bonheur de ma vie. Avant-hier, j’ai pris plaisir à tuer ce chevreuil. Oui, je sais. C’était une chasse organisée pour un malade. J’ai bien vu que tu tenais la bride de mon cheval. Tant pis, j’étais content. Maintenant, c’est fini. Je ne chasserai plus.
Sa main droite commence à trembler. Il l’enfouit dans sa robe.
9
Commynes qui, depuis le départ du roi, a pris l’habitude de se taire, éprouve maintenant le besoin de parler. Il se retient, cependant. Les propos d’Hélène sont d’une simplicité élémentaire qui le décourage. Pour elle, l’univers se partage entre deux acteurs : d’un côté, le roi qui a toujours raison, de l’autre, le vassal qui doit obéir. À l’entendre, on ne peut discuter avec le souverain que si l’on adopte son opinion. À l’occasion, Hélène ajoute que le principe s’applique à tout le monde, à n’importe quels interlocuteurs : « Il n’y a pas de conversation sérieuse sans accord. Sinon, chacun s’épuise à faire du bruit pour rien. »
Hier, Philippe a voulu savoir ce qu’elle pensait exactement du roi et, d’abord, ce qu’elle ressentait depuis son départ. Sur un ton qui se voulait désinvolte, il a remarqué que le château paraissait désert.
— Oui, tout rentre dans
Weitere Kostenlose Bücher