Le Dernier mot d'un roi
voyais soumis aux femmes, toujours prêt à temporiser, à perdre une journée pour leur faire plaisir. Je tolère la lenteur d’une rivière, mais j’abomine celle d’un homme.
Ce discours inattendu déconcerte Commynes et le prive momentanément de pensée. Assailli par un flot d’émotions, de souvenirs et de réflexions qui se contrarient, s’annulent dans sa tête, il demeure un instant sans réaction, lèvres entrouvertes. Il avait quatorze ans à la mort de Charles VII et ne le connaît que de réputation. Il sait par Angelo Cato que ce roi clément a souffert des menées subversives de son fils et que pour le calmer, l’occuper, le tenir à l’écart, il lui confia, jadis, l’administration du Dauphiné, magnifique province et somptueux cadeau à un garçon de dix-sept ans qui ne le méritait guère. Le chiffre de dix-sept ans parle à l’imagination de Commynes. À cet âge, lui-même entrait, en qualité d’écuyer, au service du comte de Charolais, futur Charles le Téméraire. Il aimerait rappeler cette étrange coïncidence à son maître d’aujourd’hui qui poursuit tout à trac sans donner d’explication :
— En Dauphiné, j’ai appris mon métier de roi et j’ai construit ma personne. Durant ces dix ans, à aucun moment je n’ai gouverné ce domaine comme une province. Pour moi, c’était déjà un royaume. Tu comprends ça ?
Il ne laisse pas à Commynes le temps de répondre et ajoute du coq à l’âne :
— Marguerite d’Écosse, ma première femme, fut choisie par mon père. Cela ne m’a jamais gêné ni révolté. Il me paraît normal qu’un roi décide du mariage de son fils sans lui demander son avis. Ce principe est le mien. Mais, à l’époque, tout ce qui venait de mon père m’était à charge et me donnait la tentation de le rejeter. En outre, il adorait Marguerite et ma mère éprouvait le même sentiment. Voir ma femme cajolée par eux m’inspirait une contrariété amère, un recul. J’imaginais mon épouse gâtée, comme on peut le dire d’un fruit. Quand je remarque une tache suspecte sur une pomme, je m’attends à ce qu’elle pourrisse et je la jette tout de suite aux ordures.
Conscient d’aller trop loin dans l’acrimonie, de dépasser ses sentiments et sa pensée, il étouffe un rire d’excuse et reprend aussitôt :
— Et puis, son enjouement m’agaçait. J’aime la rude gaieté de mes soldats, leur hilarité brutale, leurs éclats. Je détestais son allégresse faite de minauderies, le genre qui plaisait à mon père abruti d’amour par Agnès Sorel. Je ne supportais pas, non plus, l’attention qu’elle portait à son corps, à sa taille, à sa poitrine. Elle buvait du vinaigre pour maigrir et son haleine empestait l’acide…
Il tousse et se tait ensuite durant quelques secondes. Commynes écoute crépiter le feu dans la cheminée. Infiniment plus troublé que surpris, il ne cherche pas à savoir pourquoi le roi lui tient de tels propos. Il pressent que ces confidences triviales en cachent d’autres, plus sérieuses, plus secrètes. En ce moment, que leur importe, à tous les deux, Marguerite d’Écosse ?
— Tu connais Briançon ? demande Louis sans attendre la réponse. C’est un nid d’aigle dans la montagne. On y respire la liberté et l’insoumission. À vingt-six ans, j’ai signé là un traité d’alliance avec le duc de Savoie et j’ai épousé sa fille Charlotte pour faire enrager mon père. Et pour couronner le tout – couronner est le mot –, je me suis réfugié chez mon oncle de Bourgogne que tu connais. Si mon fils Charles se conduisait de la sorte à mon égard, je le tuerais avec ces mains-là.
Il écarte les mains et les presse l’une contre l’autre pour éviter à la droite de trembler, puis il sourit avant d’ajouter d’une voix qui s’enraye :
— Non, je ne le tuerais pas. J’ai trop besoin de lui. Charles est plus important que ma vie. Mon oncle, Philippe le Bon, fut ravi de m’accueillir, tu penses. À l’idée de rendre mon père malade, il jubilait. Pour résidence, il m’a donné le château de Genappe et une pension de trente-six mille francs. Un pays superbe où tout est grand : les arbres, les hommes, les bêtes. Pour gagner Bruxelles, il faut traverser la forêt de Soigne. Une forêt de hêtres dont tu n’as pas idée. Là, on aimerait mourir à la chasse. Je
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