Le Dernier mot d'un roi
et terre se confondent. La pluie reprend avec une douceur méthodique. Philippe ne regrette pas d’avoir oublié son bonnet. Après avoir glissé sur ses cheveux, l’eau pénètre maintenant jusqu’à la peau et rajeunit ses idées. Il pense à Sauveterre qui ne l’a pas attendu et le précède sur la route d’une demi-lieue : « Tant mieux ! À ses côtés, je ne suis pas toujours à mon aise. Et puis, si l’on veut réfléchir, il convient de chevaucher seul. »
Il se demande ce qu’on attend de lui. Peut-être une mission en Italie, de préférence à Milan, ou bien à Florence comme naguère en compagnie de Batarnay, ou plutôt à Venise, tout seul. Non, cela ne ressemble pas aux décisions parties de Thouars. D’habitude, le roi réserve cette ville au règlement des conflits intérieurs, des affaires privées. Philippe n’a pas oublié certaines pratiques successorales où le royaume s’est enrichi, et lui-même par ricochet. Il secoue la tête sans effleurer les rênes, afin de ne pas tromper Pacha : « Non, il s’agit d’autre chose. Au fond, on ne prévoit jamais ce qu’il veut. Ses calculs sont toujours imprévisibles. Pour s’accoutumer à lui et le comprendre en partie, il faut remonter à Péronne, treize ans en arrière… »
À dix pas devant Pacha, une biche traverse la route et disparaît dans un bosquet. Elle n’a fait qu’un bond et le rouan a continué à trotter comme s’il n’avait rien vu. Commynes apprécie son calme et le félicite d’une caresse sur l’encolure : « J’ai horreur des êtres qui ne savent pas maîtriser leur colère. » Il se souvient de sa nuit à Péronne dans la chambre du Téméraire : « J’avais vingt et un ans, lui trente-cinq. Il n’était duc que depuis un an et moi, son chambellan. Mon devoir était de l’engager à se coucher afin d’être dispos le lendemain, mais chaque fois que je tentais de le dévêtir, il me repoussait et se jetait sur le lit, tout habillé, pour se relever aussitôt, agiter les poings et crier : “Je te tiens, Louis. Tu es venu me trahir. Je te tiens à merci !” »
Philippe dessille d’un revers de main ses yeux chargés de pluie. Son cœur se serre au rappel de son émotion d’alors : « Bien que dévoué à son service, je souffrais que le duc parlât ainsi du roi de France dont il n’était, malgré sa richesse et sa puissance, que le vassal. Je me promenais avec lui dans la chambre, essayant de le calmer. Je lui disais qu’il s’agissait peut-être d’une malheureuse coïncidence, que Louis XI, qui avait pris l’initiative de le rencontrer, n’était pas assez sot pour fomenter en même temps la révolte dans les Flandres, mais il levait le poing et vociférait : “Tais-toi ! Il est assez vil pour cela. À Liège, ses agents ont été démasqués. Le piège se referme sur lui. Je le tiens. Il va payer.” Hors de lui, il se jetait à nouveau sur le lit, se redressait d’un bond et répétait : “Je vais le réduire au silence.” »
Commynes lâche les rênes et serre les dents pour marquer son dégoût. Il a toujours méprisé la violence et détesté les voies de fait. Si la cruauté ne le trouble pas et lui paraît, de temps à autre, nécessaire, insulter quelqu’un, le frapper ou le faire assassiner sont des procédés étrangers à sa nature. Il revoit le visage du Téméraire cette nuit-là, mesure aujourd’hui sa fureur, la distingue de la folie, lui donne sa valeur exacte. Conscient de commettre un acte de lèse-majesté en tenant le roi prisonnier, le duc hésitait avant d’aller plus loin. Même perpétré par des sicaires et déguisé en accident, le crime lui faisait peur.
Mais déjà Philippe ne veut plus songer à Péronne, encore moins au Téméraire dont le souvenir n’apporte aucun bien. À cheval sous la pluie, secoué en cadence par le trot de Pacha, il se réjouit de se rapprocher du roi, de renouer avec sa fidélité dont il a douté ce matin, avant l’arrivée de Sauveterre. Ensuite, il a suffi d’un mot, d’un verbe, pour balayer toutes ses inquiétudes : « Il me réclame et je suis content. C’est aussi bête que cela. »
Voilà Thouars. Entre les arbres, au bout de la route, apparaît la petite ville crénelée. Le vent disperse la pluie. Il ne tombe plus que des gouttes infimes, traversées par un rayon de soleil. Commynes
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