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Le Dernier mot d'un roi

Le Dernier mot d'un roi

Titel: Le Dernier mot d'un roi Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pierre Moustiers
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l’inclinait à faire le point. À cette fin, elle s’enhardit, un soir, à déclarer sur un ton neutre :
    — Une femme doit savoir tenir sa place.
    Louis XI a pris le temps de réfléchir d’un air sérieux, puis a changé d’expression avant de plaisanter :
    — Deux femmes ont tenu une place énorme dans ma vie. D’abord Clémence Sillonne, ma première nourrice. Ensuite, Jeanne Pouponne, la deuxième. Toutes deux m’ont apporté des forces essentielles. J’étais trop jeune, à l’époque, pour me souvenir, aujourd’hui, de Clémence Sillonne. En revanche, je me rappelle bien Jeanne Pouponne. Si je ferme les yeux, je revois ses narines dilatées, ses joues tendues, lisses comme des prunes. Elle poussait de gros soupirs chaque fois que ma bouche tirait sur le sein. Un jour, elle a oublié qui j’étais, m’a donné un baiser sur le front et m’a appelé : « petit Louis ». J’aimerais la revoir. Elle doit être toute ridée… ou bien morte. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais les gens meurent de temps à autre.
    Cette dernière boutade l’a fait rire et tousser. Hélène et Philippe se sont contentés de sourire.
    Nous sommes le 13 décembre. Il est neuf heures du matin. Penché dans le vide au-dessus d’un créneau, Commynes mesure du regard la hauteur de son château qui plonge jusqu’à l’Ouère, puis il salue les deux rangées de remparts, les tours de garde, les douves et le pont-levis dont le tablier peut livrer passage à trois cavaliers de front. D’ordinaire, cette revue de propriétaire lui procure un vertige agréable. Aujourd’hui, son esprit est ailleurs. Le silence énigmatique du roi l’inquiète, l’assombrit, ranime de vieilles hantises, la crainte de se retrouver sans ressources comme à la mort de son père, alors qu’il n’avait que six ans. Il a le sentiment d’avoir passé son existence à se battre pour devenir riche et, maintenant qu’il dispose d’une fortune considérable, il redoute le lendemain, appréhende la défaveur et la ruine. Lucide et maître de lui, il reconnaît l’absurdité de cette peur, la réprouve comme une maladie, une bête venimeuse, mais ne peut rien contre elle : « Dans ma situation, il n’y a pas de retraite possible, ni de refuge idéal. Il faut avancer, continuer à marcher sur le fil. S’il casse, me voilà par terre, tout nu sur la glace comme Charles de Bourgogne. »
    Au-delà des remparts s’étend la plaine grise où subsistent dans les sillons et les ruisseaux gelés des rubans de neige. Le vent de l’océan pousse lentement dans le ciel des nuages d’étain allongés comme des squales. L’un d’eux crève et la pluie tombe de travers sur les frênes qui se courbent au bord de la rivière.
    Ce paysage ennuie Commynes. Il s’en détourne et s’engage dans l’escalier. À peine a-t-il descendu quelques marches qu’une voix d’homme, étrangère à la maison, le fait tressaillir. Il se précipite et rencontre Hélène en compagnie de Sauveterre. Dressé sur le palier comme un monument, le serviteur du roi incline seulement la tête et articule avec un imperceptible sourire :
    — Monsieur d’Argenton, Sa Majesté vous réclame à Thouars.
     
    Jamais Philippe n’a ressenti un tel bien-être en selle. Pacha, son rouan pommelé, prévient ses moindres désirs. À la différence du galop qui fait plaisir au corps mais annule la pensée dans le vent de la course, le trot soutenu donne du rythme aux réflexions, les affine et les accorde. On dirait que Pacha le sait.
    La pluie vient de s’arrêter et la terre dégelée sent la farine d’orge. C’est du moins l’avis de Philippe qui trouve la route de Thouars magnifique. Il sourit parce que le roi le réclame : « Il a besoin de moi, même s’il veut l’oublier. » En même temps, il se moque de sa propre allégeance : « Un mot de lui suffit à changer notre humeur. Ce vieillard fait de nous des enfants. » Sans cesser de sourire, il se dit qu’il n’y a pas de honte à cela et qu’il faut accepter le jeu : « Obéir simplifie la vie. Pacha l’a compris, lui ! » Il donne une claque sur l’épaule du rouan qui redresse aussitôt la tête tandis que le toupet se couche sur la crinière.
    Devant le soleil blafard un nuage s’arrête et l’ombre s’étend sur la route, sur les arbres, sur la plaine jusqu’à l’horizon où ciel

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