Le Dernier mot d'un roi
hésite entre piquer des éperons et mettre sa monture au pas. Il choisit le pas, se promène devant le château et s’arrête à l’hôtel des Trois Rois qu’il connaît bien ainsi que le maître des lieux, Louis Tyndo. En mettant pied à terre, il retrouve un peu d’anxiété, juste ce qu’il faut pour donner du sel et des épices à la confiance.
Jamais l’hôtel des Trois Rois n’a connu pareille affluence. Hormis les domestiques et les gardes armés, la salle du Conseil réunit autour du roi plus de quarante invités, dont Louis Tyndo, sénéchal de la vicomté et propriétaire de l’hôtel, André Martineau, châtelain de Thouars, Pierre de Rohan, maréchal de Gié, Ymbert de Batarnay, seigneur du Bouchage, Jean de Beaumont, seigneur de Bressuire, Richard Estivalle, procureur de Sa Majesté, Guy de Poisieu, archevêque de Vienne, Louis d’Amboise, évêque d’Albi, Angelo Cato, Adam Fumée, Jacques Coitier, Anne et Pierre de Beaujeu, Philippe de Commynes et Sauveterre qui se tient à l’écart par la taille et le silence.
L’effervescence des esprits s’ajoute à la chaleur des corps dont la plupart sont debout. Partie du roi, une fièvre heureuse fait le tour de la salle, gagne tous les cœurs et reflue vers le trône. Enfoncé dans son fauteuil, dévoré par l’or et le velours, le souverain paraît tout petit, mais sa présence étonne comme une force neuve, irrésistible. Hier encore, on le jugeait perdu, car il ne s’alimentait que du bout des lèvres, ne répondait à personne et demeurait assis des matinées entières, la tête dans ses mains. Seulement, voilà : une heure avant midi, un messager lui a annoncé la mort de Charles du Maine. Ce décès n’était pas vraiment une surprise. Louis savait depuis avril que le prince, malade, ne quittait plus son lit. Mais il arrive qu’une nouvelle attendue procure plus d’émotion et de joie que si elle tombait des nues. À onze heures, ce fut le cas. Ressuscité de l’intérieur, Louis XI devint un autre homme. En ce moment, pour un étranger qui le verrait pour la première fois, c’est un vieillard recroquevillé, un infirme qui tremble et dont le menton repose sur la poitrine, une créature pitoyable qui va bientôt mourir. En revanche, pour tous ceux qui le connaissent bien, ses conseillers, ses proches ou ses amis, c’est un homme plus vivant, plus lucide et plus fort que jamais. Même si sa voix s’enraye parfois, on pourrait croire qu’elle perce les têtes et les murailles. Cela fait dix fois qu’il répète, sous différentes formes et sous divers accents, que le Maine et la Provence appartiennent désormais à la Couronne de France : « Notre domaine s’étend des frontières bretonnes à la Méditerranée. Marseille est à nous ! »
Tous les regards sont suspendus à ses lèvres fendillées, à ses paupières rouges, à sa main droite qui tremble, se cache sous la robe et, parfois, jaillit de l’étoffe et frappe la table pour préciser un détail, asséner un ordre. Avec une ferveur quasi religieuse, il ne se lasse pas de prononcer le nom de « Marseille la Renommée ». Il veut attirer dans ce port toutes les nations, leurs nefs et leurs galées. Il compte bâtir de nouveaux navires afin de multiplier le commerce, augmenter la richesse du royaume et le bonheur de ses sujets. Il donnera à la grande cité de telles franchises que tous les marchands d’Angleterre, de Zélande, d’Allemagne ou d’Afrique viendront amarrer dans sa rade. Il répète à plusieurs reprises que Marseille ouvre la porte de l’Orient.
Bien sûr, il ne tient pas ce discours d’une traite. Souvent il s’arrête entre deux phrases pour reprendre haleine et chacun, dans la salle, retient son souffle. Lorsque les mots, étouffés ou heurtés, sortent à nouveau de sa bouche, l’assemblée pousse un soupir de soulagement.
À l’hôtel des Trois Rois où il loge sous les toits depuis six jours, Commynes ne s’inquiète ni ne languit. Pourtant, Louis XI, oubliant de lui accorder un entretien et de lui confier une mission, s’est contenté de le saluer dans la foule et de lui dire en aparté : « Tu as bien fait de venir. Je t’attendais. » Depuis ce témoignage d’amitié, Philippe savoure sa propre patience et considère Thouars comme la plus belle ville du monde. Il faut préciser qu’auparavant il avait
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