Le dernier vol du faucon
beaucoup de choses à te dire et nous te demandons d'écouter attentivement en faisant taire tes protestations jusqu 'à ce que nous soyons prêt à les entendre. »
Le roi se tut à nouveau. Deux geckos se disputant
leurs territoires se pourchassèrent à travers le plafond jusqu'à ce que l'un d'eux perde l'équilibre et tombe par terre à quelques centimètres de Phaulkon, toujours prosterné. Il le vit détaler en rampant sur ses courtes pattes.
«Des nouvelles alarmantes nous sont parvenues, reprit enfin le roi. Nos espions viennent de nous rapporter que le général français a rebroussé chemin à Ayuthia avec ses troupes pour regagner le fort de Bangkok, probablement influencé par les nombreuses rumeurs qui circulent au sujet de notre mort et par les importants mouvements de foule contre les farangs. »
Phaulkon frémit en songeant aux terribles conséquences que les tergiversations du général français allaient entraîner. Mais pourquoi diable ses propres espions ne lui avaient-ils pas signalé la retraite de Desfarges ?
« Pra Piya est également revenu de province, reprit le roi en poussant un profond soupir. Après l'avoir longuement interrogé, nous sommes arrivé à la conclusion que le garçon n'a pas l'énergie nécessaire pour survivre dans le climat actuel. Même avec toi pour conseiller, Vichaiyen, et avec l'appui de l'armée française - sur laquelle, d'ailleurs, nous ne pouvons plus compter désormais. » Il soupira de nouveau. « Pra Piya n'est pas de l'espèce dont on fait les souverains. En outre, notre fille Yotatep persiste dans son refus de l'épouser, ce qui rend sa position encore plus précaire. Sunida est revenue ce matin et nous a appris que Yotatep refusait de revenir à moins d'être assurée que nous n'aborderons pas le sujet de Piya. »
Phaulkon se sentit trahi. Pourquoi Sunida n'était-elle pas venue le voir à son retour? Naturellement, elle devait en premier lieu faire son rapport au roi mais, disposant sans doute toujours du sauf-conduit royal, elle aurait pu le rejoindre aussitôt après.
Le roi devina son désarroi.
«Vichaiyen, tu te demandes certainement pourquoi Sunida ne t'a pas avisé de cette mission que nous lui avons confiée. Nous lui avons interdit de le faire avant que nous n'ayons pu te parler.» Il s'arrêta pour reprendre son souffle. «Nous t'avons convoqué aujourd'hui pour soulager notre cœur de sujets qui lui sont chers. Notre mort est proche, Vichaiyen, et le moment est venu pour nous de te faire connaître nos plus intimes pensées. Car celles-ci te concernent, très cher ami... »
Il y avait tant de bonté et d'affection dans cette voix que Phaulkon se sentit à la fois rassuré et profondément troublé.
« Nous avons apprécié longtemps ta compagnie, Vichaiyen, plus que celle de tous nos autres courtisans. Bien que chacun d'entre nous soit né sur des faces opposées du globe, ait été élevé dans le respect de religions différentes, nourri de cultures apparemment inconciliables, un lien étrange a toujours existé entre nous, un lien qui a transcendé nos origines. C'est un miracle, Vichaiyen, et il faut rendre hommage au pouvoir de l'esprit humain qui nous a permis de nous rejoindre ainsi par la pensée. Au seuil de notre tombe, partager avec toi un tel privilège nous est particulièrement précieux. Alors que nous vivons nos derniers jours sur cette terre, nous voulons que tu saches combien nous nous sentons émus en évoquant tous ces moments heureux avec toi. Grâce à toi, nous avons mieux compris l'esprit farang, pourtant si éloigné du nôtre. Nous, Siamois, vivons dans l'espoir d'acquérir assez de mérites pour renaître selon un cycle éternel et cette croyance nous porte à vénérer la patience et la paix de l'esprit. Mais pour ton peuple, Vichaiyen, il n'existe qu'une seule vie, aussi recherche-t-il éperdument les plaisirs passagers et l'accumulation des biens dans un monde qu'il ne traversera qu'une seule fois. Nous avons plus de chance car il nous est donné de pouvoir nous améliorer au cours des nombreux cycles qui s'offrent à nous, alors que la roue de vos destins n'accomplit qu'un seul tour...
« Ensemble, Vichaiyen, il n'y a pas de limites à ce que nous aurions pu accomplir. Car tu as saisi l'essence même de l'esprit siamois et nous, à travers toi, nous avons appris à comprendre celui des farangs. À nous deux, nous aurions fait du Siam un grand pays. Mais avec notre mort, une ère disparaîtra également.
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