Le Gerfaut
lui la méfiance en éveil et décida de se tenir sur ses gardes. Quelque chose devait clocher dans cet homme qui les avait accueillis si généreusement.
Il y eut un silence qui laissa toute la place au crépitement incessant de la pluie sur le toit et au bruit que faisait la femme en lavant la vaisselle. Gilles lui jeta un coup d’œil. Vue de dos, elle avait, dans sa robe noire, une silhouette presque aussi athlétique que son mari. On l’entendait toussoter de temps en temps mais le son de sa voix était encore inconnu car depuis l’arrivée des quatre voyageurs, elle n’avait pas ouvert la bouche pour autre chose que pour manger.
— Elle est vraiment très belle, cette Indienne, reprit Van Baren comme s’il se parlait à lui-même. Je me demande qui elle peut bien être car, avec une pareille beauté, elle doit être célèbre dans les Six Nations… En tout cas, on peut dire qu’avec elle vous faites une curieuse troupe : un coureur des bois ; une esclave en fuite, un… Français déguisé en Indien… et puis elle. Il y en a qui se poseraient des questions.
— Tu as raison, riposta Tim dont le teint rougissait à vue d’œil sans que le feu y fût pour quelque chose. Quand on veut poser des questions, on en trouve des tas. Tiens, par exemple, si on prend ton cas : j’ai toujours entendu dire que les Mennonites cultivaient la terre et ne vivaient que de ses produits. Or, il y a une mine près de ta maison…
Jakob leva vers le plafond, comme s’il le prenait à témoin, son curieux regard sans vie.
— Le charbon ne serait-il pas un produit de la terre ? Quand je me suis installé ici, j’ai trouvé cette petite mine abandonnée. C’était un don de Dieu, ajouta-t-il en levant un doigt sentencieux. J’en tire juste ce qu’il faut pour aider les plus misérables de notre petite communauté éparpillée dans la montagne. Et nous-même, selon la loi, ne vivons que de ce qui pousse chez nous. Mais vous ne m’avez pas expliqué…
Gilles se leva brusquement et se mit à bâiller avec plus d’ostentation que de politesse. Il en avait assez des questions du bonhomme et, surtout, il était agacé par l’insistance qu’il mettait à constater la beauté de Sitapanoki. Il commençait même à regretter la forêt sous la pluie…
— Excuse-nous, frère, dit-il, mais nous avons une longue route à parcourir pour rentrer à Stillborough. Il nous faudra partir à l’aube. Veux-tu être assez bon pour nous montrer l’endroit où nous allons dormir ?
— Bien sûr, bien sûr… mais vous ne devriez pas vous presser tellement car vous aurez le plus grand mal à atteindre même les bords de l’Hudson si je ne vous conduis pas… et demain je n’en aurai guère la possibilité car c’est le jour du Seigneur !
Tim tressaillit et fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui pourrait bien nous en empêcher ?
Jakob haussa les épaules, alla chercher une seconde lampe à huile et fit toute une affaire de l’allumer avant de répondre :
— Une bande de « Cow-Boys » 3 a été signalée dans la région. Elle est forte, bien armée, commandée par un inconnu qui se fait appeler l’Avenger (le vengeur) et composée d’êtres sans foi ni loi, qui pillent, brûlent… et tuent tout ce qui n’a pas l’air de partager leurs idées. Et j’ai comme l’impression que les vôtres ne vont pas de ce côté-là… ou les Français ont-ils beaucoup changé ?
Tim eut un haut-le-corps. Ses sourcils ne formaient plus qu’une grosse barre rousse.
— Des Cow-Boys ici ? Ne sommes-nous pas en Pennsylvanie, le premier des États indépendants ?
— Ça ne veut pas dire que tout le monde soit d’accord. Il y a encore beaucoup de Tories à Philadelphie même… Mais on dit que la nuit porte conseil. On parlera de ça demain matin. Suivez-moi !…
Les deux garçons saluèrent la maîtresse de maison occupée à tisonner le feu et qui ne leur prêta d’ailleurs aucune attention et suivirent Van Baren hors de la maison. Il y faisait noir comme dans un four mais la pluie tombait avec moins de violence. Suivant la lumière dansante de la lanterne, ils gagnèrent la grange qui s’élevait en arrière de la maison, non loin de l’entrée de la mine.
La porte s’ouvrit en grinçant. Jakob leva sa lanterne.
— Vous n’aurez pas beaucoup de place, fit-il, mais vous y serez confortables. Bonne nuit. Je viendrai vous réveiller avant l’aube.
La grange, en effet, était aux trois quarts
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