Le glaive de l'archange
aux affaires courantes était ouvert ; la grosse sœur tourière serait bien incapable de le rattraper. Malgré tout, il continuait à dessiner, en proie à une étrange lassitude qui lui paralysait les membres et lui faisait la tête lourde. Il avait plus bu et mangé au cours de ces douze dernières heures que pendant la semaine écoulée, mais son corps semblait encore réclamer. Il repensa à la table de bois, sous la vigne de maître Isaac, cette table chargée de tant de bonnes choses : des dattes, des figues et des abricots, du fromage doux mêlé à du miel et à des cerneaux de noix. L’image se troubla pour devenir celle de la table d’un festin où les plats abondaient : petits gâteaux d’épice dégoulinants de miel, gelées parfumées de l’arôme entêtant des roses, ris de veau ou d’agneau, montagnes de riz fleurant bon le safran, petits pâtés au gingembre, à la cannelle et à d’autres épices dont il avait oublié le nom…
— Yusuf ! appela une voix au-dessus de lui. Il est temps d’aller aux bains te faire propre ou nous serons en retard pour le repas.
Le garçon sursauta et se remit debout, apeuré. Il lui fallut un moment pour se rappeler où il se trouvait.
— Oui, seigneur, dit-il.
La torpeur de l’après-midi commençait à vider les rues de la ville. Le bruit des roues sur les pavés et les cris des porteurs d’eau s’étaient faits plus discrets. Les négociants recouvraient leurs marchandises et fermaient leurs échoppes. De toute part s’élevait l’odeur de la nourriture qui bout, cuit ou grille sur le feu. Le gros Johan avait cessé de vider et de nettoyer le bain central. Il se préparait à trancher le pain et le fromage qui lui serviraient de dîner quand Isaac et Yusuf arrivèrent.
— Holà, Johan ! cria Isaac du haut des escaliers menant aux bains.
Sa voix résonnait dans le couloir froid et mal éclairé.
— J’ai ici un garçon qui a besoin d’un bon nettoyage.
— Bonjour, maître Isaac, dit Johan en sortant du coin d’ombre qui lui servait de refuge. Le bain principal est fermé…
— L’évêque me l’a dit, trancha Isaac. On ne peut donc le laver nulle part ?
— Il y a le petit bain. Et de l’eau chaude. Est-ce le dénommé Yusuf ?
Yusuf regarda le colosse dressé devant lui.
— Oui, messire, c’est moi Yusuf.
— J’ai ici des vêtements neufs qui t’ont été envoyés par ta maîtresse.
— Bien. Prends soin de lui et lave-le, dit Isaac d’un air enjoué. Et mets-lui des habits propres. Je me reposerai si tu me trouves un banc.
La paisible méditation d’Isaac fut interrompue par un hurlement de protestation.
— Je ne l’enlèverai pas !
Le cri résonna entre le plafond voûté et le sol carrelé, accompagné d’une sorte de grognement.
Isaac suivit le mur à tâtons, aidé de son bâton, et emprunta la direction des voix. Quand il pensa être assez près pour se faire entendre, il appela :
— Yusuf ? Johan ? Que se passe-t-il ? Tu dois enlever tes habits pour te baigner, Yusuf, il n’y a aucune honte à cela.
— Ce n’est pas ça, fit Yusuf, au bord des larmes.
— C’est cette bourse qu’il a autour du cou, maître, expliqua Johan. Elle est en cuir, et elle va se déformer dans l’eau. Il refuse que je la lui garde.
— Et moi, me la donneras-tu pendant que l’on te baigne et te sèche ? demanda doucement Isaac. Je la garderai très précieusement.
Sans lâcher le mur, il s’approcha des deux personnages.
— Est-ce que vous jurez solennellement, par le Seigneur unique que nous adorons tous deux, quoique de différentes façons, et sur la vérité et l’honneur de vos ancêtres, que vous me la rendrez sans l’ouvrir dès que je vous la demanderai ?
— C’est un serment un peu compliqué, mais je te le jure, dit Isaac, qui s’efforçait de dissimuler son amusement. Je te la rendrai sans l’ouvrir dès que tu me la demanderas, par ce même Seigneur. Et par mes ancêtres. Puis-je savoir ce que je garderai de si précieux ?
— Ce n’est précieux que pour moi, seigneur, dit Yusuf d’une toute petite voix. Rien que quelques mots écrits dans ma propre langue et que je ne veux pas perdre.
Dès que le garçon eut saisi la bourse de cuir pendue à son cou par une lanière, le gros Johan constata qu’elle ne contenait aucun bien matériel – pas de pièces d’or, pas de pierres précieuses –, et sa curiosité s’évapora comme rosée au soleil
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