Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston
l’instant, mais comme je vous l’ai dit
il me reste une tâche à accomplir…
VI
Assise dans le caniveau au milieu d’immondices,
il y avait une enfant, squelettique et déguenillée. Elle devait avoir huit ans,
peut-être dix, mais ses yeux las étaient ceux d’une vieillarde. Ses traits
étaient altérés par la faim, son teint cireux, son corps malingre déjà rongé
par les maladies vénériennes.
En l’apercevant, Julian s’était figé, en proie à
une pitié mêlée d’horreur. Il porta la main à la poche de son manteau, prêt à sortir
sa bourse et à lui donner quelques pennies, mais Cassandra interrompit son
geste.
– Surtout pas,
chuchota-t-elle en jetant des regards nerveux à la ronde. Si vous montrez votre
argent, tous les habitants du quartier vont nous assaillir et nous n’en sortirons
pas vivants. Venez, hâtez-vous, Stevens nous attend.
Elle le tira sans ménagement par le bras.
Choqué, Julian se laissa faire.
Ils se trouvaient dans l’East End, longeant une
des ruelles qui se déployaient dans le quartier sordide de Bethnal Green. Les
passages étant trop étroits pour permettre aux véhicules de circuler, ils
avaient dû laisser la voiture et poursuivre leur chemin à pied. À quelques pas
devant eux, armé jusqu’aux dents, Stevens, le majordome tatoué de Cassandra,
ouvrait la voie et les guidait à travers le dédale de ruelles.
Retrouver
la trace de Florentine de Saujac avait nécessité des recherches intensives.
Aussitôt qu’elle était rentrée en Angleterre, Cassandra avait mis en branle ses
anciens réseaux d’informateurs au sein de la pègre et lancé Stevens sur la
piste de la jeune Française. Julian avait objecté que son père avait déjà
envoyé ses gens à Londres mener l’enquête, en vain. Ce à quoi Cassandra avait
rétorqué que les hommes de Saujac ignoraient où chercher. Du reste, même s’ils
l’avaient su, personne n’aurait accepté de leur parler. Dans les bas-fonds de
Londres, on ne se confiait pas au premier venu. C’était une question de survie.
Cassandra était convaincue que la fugue de
Florentine n’avait pas connu d’issue heureuse. Que pouvait-il arriver de bon à
une jeune fille perdue dans une ville étrangère, sans argent, sans amis, sans
famille ? Une jeune fille crédule et pétrie d’illusions de surcroît. Elle
avait dû subsister quelques semaines, quelques mois, avec ses maigres économies,
mais ensuite ? Peut-être avait-elle trouvé un emploi, de domestique par
exemple, qui lui avait permis de vivre décemment, mais Cassandra en doutait. Le
portrait qu’en avait tracé son père ne laissait guère de place à l’espoir.
Avant de quitter la France, Florentine n’avait jamais travaillé. C’était une
enfant gâtée, dont l’univers se cantonnait aux limites confortables et
étriquées de la demeure de son père. D’une nature fantasque, voire un brin
superficielle, rien ne l’avait préparée à affronter une existence solitaire
dans un pays inconnu. La confrontation avec la réalité avait dû être terrible.
En était-elle sortie brisée ? À quelle vitesse avait-elle sombré dans les
eaux fangeuses de la capitale ? Pour survivre, elle n’avait sans doute eu
d’autre choix que de rejoindre la masse grouillante des exclus et des
déshérités, obligés de vivre d’expédients et de mauvais coups. L’escroquerie.
Le vol. Ou pire encore, la prostitution.
Pour Cassandra, c’était l’hypothèse la plus
probable ; elle-même aurait certainement connu un destin analogue si elle
n’avait pas été recueillie par la famille Ward. Aussi avait-elle décidé de
commencer les recherches en dépêchant Stevens dans l’East End. L’ancien
bagnard, bien connu du milieu de la pègre, y avait conservé de nombreuses
relations. L’arrivée de Florentine à Londres remontant à plus de vingt ans, la
tâche s’était néanmoins révélée ardue. Stevens avait suivi de nombreuses
fausses pistes, sillonnant sans relâche les ruelles malfamées de Whitechapel,
St Giles, Bermondsey, Seven Dials, Bluegate Fields ou Devil’s Acre avant de
mettre la main sur un prêteur sur gages qui avait un bijou de Florentine en sa
possession, une broche qu’elle portait au moment de son départ de France et qui
faisait partie des bijoux que les serviteurs du baron de Saujac leur avaient
décrits. De fil en aiguille, il avait remonté la piste jusqu’à une misérable
pension de Bethnal Green où la jeune fille était
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