Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston
sans autre objection vers la grand-route que baignait
la clarté de la lune. Walter put alors observer à son aise sa compagne et sa luxueuse
robe de velours rouge totalement incongrue en la circonstance. Malgré sa mise
négligée, il n’y avait rien de vulgaire ni de grossier chez elle. Autant que
Walter pouvait en juger, ce n’était pas une femme de basse extraction.
Elle lâcha son bras et
fit quelques pas chancelants sur la route.
– Dans
quelle direction se trouve Londres ? Je dois m’y rendre…
Les lèvres serrées, les
sourcils froncés, elle semblait user de toute sa volonté pour rester debout. Un
peu étourdi par le déluge d’émotions qui venait de s’abattre sur lui, Walter la
contemplait en silence. Quelle conduite devait-il suivre à présent ? Il
n’eut pas à s’interroger longtemps. La femme vacilla, fit un demi-tour sur
elle-même, puis s’écroula comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.
Walter bondit vers elle et la rattrapa de justesse avant que sa tête ne heurte
le sol.
Tant bien que mal, il
souleva la jeune femme en essayant de ne pas s’empêtrer dans les plis de sa
longue jupe qui pendaient jusqu’à terre. Puis, avec force soupirs et
gémissements, le buste ployé sous son poids, il entreprit de la ramener chez
lui, ne sachant trop s’il vivait un rêve ou un cauchemar.
VIII
Gabriel
ne pouvait s’empêcher d’envier Julian. Il dormait, l’heureux homme, comme un
loir. C’était d’ailleurs une de ses caractéristiques, cette faculté qu’il avait
ainsi de trouver le sommeil quels que fussent l’heure et le lieu. « C’est
le propre de tous les grands hommes », avait-il coutume de plaisanter.
Julian omettait toutefois de préciser qu’à cette aptitude lesdits grands hommes
joignaient celle de se réveiller quasiment à volonté, tandis qu’il fallait
déployer des efforts considérables pour l’extraire, lui, de son sommeil.
À l’ inverse, Gabriel avait
souvent le plus grand mal à s’endormir, surtout durant les nuits chaudes comme
celle-ci. Énervé, il ne cessait de se tourner et se retourner dans le lit. Une
horloge sonna trois coups, et presque simultanément un craquement érafla le
silence nocturne. Gabriel se redressa sur ses coudes et écouta. Jusqu’à sa rencontre
avec Julian, il n’avait vécu qu’à Londres, toujours bruyante, toujours
grouillante, toujours en mouvement. À Lynton Hall, loin de la cacophonie de la
ville, le bruit le plus infime lui faisait l’effet d’une déflagration. Il
peinait à s’habituer à la campagne, perturbé par le calme qui y régnait.
De
nouveau, un craquement se fit entendre, mais si étouffé que le jeune homme
n’aurait su dire s’il était proche ou lointain, s’il provenait de l’intérieur
du château ou du parc.
Tous
ses sens aiguisés, Gabriel retint son souffle. Un bruissement furtif troubla
l’air immobile, des pas légers frôlèrent le tapis de l’escalier. Il n’y avait
plus de doute à présent, quelqu’un rôdait dans la demeure. Un domestique ?
Lynton Hall en était infesté : on ne pouvait entrer dans une pièce sans y
croiser un valet ou une servante vaquant à ses occupations. Les nobles comme
Julian excellaient à ignorer leur présence, mais Gabriel en était incapable, et
cette présence constante le mettait souvent mal à l’aise. L’heure tardive rendait
cependant l’hypothèse du domestique peu probable, d’autant que le promeneur
nocturne prenait trop de soin à se dissimuler pour avoir des intentions
honnêtes. Le jeune homme hésita sur la conduite à tenir. Réveiller Julian était
une opération périlleuse ; Gabriel ne s’y risqua pas. Doucement, il se
leva, se dirigea vers la fenêtre la plus proche et écarta un pan de l’épais
rideau de velours. Tout était calme au-dehors, nulle agitation suspecte ne
venait altérer la quiétude de la nuit. Devant lui s’étendaient des parterres à
la française qui convergeaient vers une roseraie ceinte d’un mur circulaire. Au
centre de la roseraie, un jet d’eau scintillant jaillissait d’une fontaine de
marbre blanc et retombait en arceaux dans un vaste bassin couvert de nénuphars.
Plus loin encore se trouvaient les serres et le parc aux daims. Et au nord du
château, il y avait la mer. Julian et lui allaient très souvent marcher vers
les falaises, et, lors de tels instants, Gabriel mesurait plus que jamais
combien il était chanceux. Son existence, si peu légitime au départ, avait
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