Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston
avait reçu de son
père un message lapidaire lui enjoignant de se rendre à Londres de toute
urgence. Julian avait immédiatement compris qu’il désirait l’entretenir à
propos de Gabriel. D’une manière ou d’une autre, il avait appris son existence
et la nature de leurs relations.
Julian
n’avait pas permis à Gabriel de l’accompagner chez ses parents : il
préférait le tenir à l’écart de sa famille, et surtout du pouvoir néfaste de
son père, pour le protéger.
Rupert
Kingsley, comte de Westbury, était assis à son bureau, occupé à rédiger sa
correspondance. Il ne leva pas les yeux à l’entrée de son aîné, ne lui adressa
pas la parole. Julian n’en fut pas surpris : il était habitué aux manières
hautaines de son père. Il demeura ainsi debout un long moment avant que Rupert
ne plie soigneusement la dernière lettre, la glisse dans une enveloppe
armoriée, puis rédige l’adresse avec une lenteur délibérée, chaque mot ponctué
par le crissement de la plume sur le papier.
Enfin,
il releva la tête et se décida à regarder son fils. Ses prunelles grises le
transpercèrent, parurent vouloir le sonder jusqu’au tréfonds de son âme. Julian
supporta cet examen sans se démonter, conscient que son père cherchait à gagner
du temps. Il devinait que l’objet de la conversation à venir, en heurtant ses
principes moraux, lui inspirait une profonde répugnance ; mais chez lui,
la crainte du scandale l’emportait sur tout le reste, et il se contraindrait à
parler, persuadé qu’il en allait de son devoir.
D’un geste lent, Rupert
ajusta son lorgnon à monture d’or.
– Certaines
rumeurs déplaisantes vous concernant me sont parvenues, annonça-t-il sans
préambule, mais j’ose croire qu’elles sont infondées. Vous allez bientôt
dissiper mes craintes, Julian, j’en suis convaincu.
Son
expression restait neutre, mais sa voix augurait l’orage à venir.
Toujours
debout puisque son père ne l’avait pas invité à s’asseoir, Julian attendait la
suite avec un détachement factice. Bien qu’il se fut préparé à cette
confrontation, l’anxiété le mordait au cœur. Il éprouvait souvent cette
sensation irrépressible en présence de son père, celle d’être redevenu un
enfant fautif. Dans de tels moments, il en arrivait à se haïr.
Très
raide dans son fauteuil, les mains posées sur les accoudoirs ornés de têtes
léonines, Rupert poursuivit :
– On
m’a rapporté que vous vous étiez lié d’amitié avec un jeune homme aux origines
pour le moins mystérieuses, un certain Gabriel Dashwood (il cracha presque le
nom), ce qui en soi n’a rien de répréhensible. Mais par malheur, et à ma grande
honte, la nature réelle de vos relations dépasse le cadre des convenances. Vous
étiez durant plusieurs mois en voyage avec lui sur le continent, et maintenant
il habite chez vous, à Lynton Hall, où vous affichez sans vergogne votre
débauche.
– Gabriel
possède ses propres appartements au château, se défendit Julian.
– Et
une chambre qu’il n’a jamais occupée. Il semblerait que ce garçon passe
beaucoup plus de temps dans la vôtre, ajouta Rupert d’un ton acerbe.
Puis il lança d’une voix
où le dégoût le disputait au mépris :
– Mon fils, un
sodomite !
Il
avait de propos délibéré employé le mot le plus cru qui lui était venu à
l’esprit, et fut perversement ennuyé en constatant que Julian ne bronchait pas.
Il pâlit, certes, mais parvint à demeurer impassible.
– Je
suis navré, père, mais je n’éprouve nul besoin de me justifier à vos yeux. Et
je me sens encore moins obligé de m’excuser pour ce que je suis.
Et
pourquoi l’aurait-il fait après tout ? Aussi loin que remontaient ses
souvenirs, son père ne lui avait toujours témoigné qu’une froideur distante.
Jamais il n’avait obtenu de sa part une marque d’affection ou un mot
d’encouragement. Et leurs relations déjà glaciales s’étaient encore distendues
après la mort d’Edward. Julian savait que son père ne lui avait pas pardonné
son mariage avec Aerith et le scandale qui en avait découlé. Il savait aussi
que tous ses efforts étaient d’avance voués à l’échec ; quoi qu’il puisse
faire ou dire, il ne trouverait jamais grâce aux yeux de Rupert. Alors non,
Julian ne lui devait rien, et surtout pas des explications ou des excuses. Il
ne voulait plus se sentir coupable ; il avait souffert mille supplices
après la trahison
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