Le Livre D'émeraude : Les Aventures De Cassandra Jamiston

murmura
Gabriel en évitant son regard.
    –  Pourquoi
un aristocrate tel que lui enverrait-il des hommes surveiller une auberge
désaffectée du Pays de Galles ?
    Cette
question tarauda Jeremy jusqu’à Cardiff, jusqu’à ce qu’une nouvelle
préoccupation ne la chasse de son esprit. Tandis qu’ils attendaient le train
pour Londres, son regard tomba sur l’étalage d’un marchand de journaux et son cœur
fit un bond dans sa poitrine. En première page des quotidiens s’étalaient des
gros titres sur les meurtres de la Dame Noire, tous illustrés par la même
photographie d’une tache de sang.
    –  Ce
dragon… balbutia-t-il en saisissant le bras de Gabriel. C’est le même que celui
que nous avons vu à l’auberge, n’est-ce pas ?
    Sans
attendre sa réponse, il s’approcha du comptoir et se mit à parcourir
fébrilement les journaux. En feuilletant l’un d’eux, son visage perdit toute
couleur et il laissa échapper une exclamation de rage.
    –  La traîtresse !
gronda-t-il. Elle va me le payer !

XXVI
    En
1862, le monde de la presse était encore un bastion exclusivement masculin,
comme du reste tous les autres secteurs du pouvoir. Il existait cependant une
exception : The
English Woman’s Journal, mensuel lancé en 1858, dont le siège se
situait à Londres au 19, Langham Place, et qui œuvrait notamment à
l’amélioration de la condition des femmes dans la société tout en s’intéressant
aux problèmes politiques, sociaux et culturels de son époque.
    Un matin du début
octobre, la parution dans The English Woman’s Journal d’un article
signé d’une certaine Barbara Rayner Leigh fit l’effet d’un coup de tonnerre
dans le ciel anglais. Pour la première fois en effet depuis le début des
meurtres de la Dame Noire, un élément inédit concernant l’enquête était enfin
porté à la connaissance du public avide, sous la forme de deux photographies de
flaques de sang en tous points identiques, et dont la forme semblable à celle
d’un dragon commença à alimenter les spéculations les plus romanesques.
    *
    Megan
se trouvait dans le salon, occupée à chercher un peu de lecture pour Nicholas,
lorsque le heurtoir de la porte d’entrée retentit furieusement. Quelques
secondes après, Jeremy, tout juste revenu du Pays de Galles, déboucha en trombe
dans la pièce.
    –  Barbara
Rayner Leigh, Barbara Rayner Leigh, fulmina-t-il, les yeux exorbités, en
agitant l’English Woman sous le nez de Megan.
    –  Eh
bien quoi, Barbara Rayner Leigh ? s’enquit la jeune fille d’un air
innocent.
    –  Me
prendriez-vous pour un fieffé imbécile, par hasard ? C’est le nom de
l’héroïne de votre roman ! Cet article est de vous !
    –  Mais
pas du tout, mentit effrontément Megan tout en s’enfonçant les ongles dans les
paumes jusqu’au sang ; elle avait caressé l’espoir que Jeremy oublierait
ce détail, lui qui détestait tant ses histoires. Mais bien sûr, c’était mal le
connaître. Il ne manquait jamais une occasion de la contrarier.
    –  Vous
mentez ! lança-t-il d’un ton hargneux. Je comprends mieux à présent
pourquoi vous teniez tant à rencontrer Clayton Blake. Vous m’avez utilisé pour
obtenir des informations sur l’affaire, c’est révoltant !
    –  Vous
auriez pu le deviner ! riposta Megan sans plus chercher à nier. Mon
insistance ne vous a-t-elle pas paru étrange ? Mais vous professez un tel
mépris envers les femmes que jamais vous n’avez imaginé que je pourrais venir
vous concurrencer sur votre propre terrain !
    –  Cela s’appelle une
trahison, pas moins !
    –  Ne
soyez pas hypocrite. Qu’est-ce qui vous contrarie le plus en vérité ? Ma
trahison ou bien le fait que j’ai écrit un article sur la Dame Noire qui a
davantage fait sensation que tous les vôtres réunis ?
    Jeremy arbora une
expression offensée.
    –  Mais
le fait que vous ayez abusé de notre amitié pour parvenir à vos fins, bien sûr.
    –  Bien sûr, railla Megan
en écho.
    –  Je
ne vous permets pas d’en douter ! Et d’ailleurs, par quel miracle
avez-vous réussi à subtiliser à Clayton ces photographies ? Il n’a pas lâché
sa serviette de la soir…
    Jeremy
s’interrompit net, et considéra Megan avec stupéfaction.
    –  À moins que… la vitre
brisée… c’était vous ?
    Megan
ne répondit pas, mais l’expression de son visage équivalait à un aveu. Très agité,
Jeremy se mit à faire les cent pas dans la pièce.
    –