Le livre du magicien

dans le sanctuaire de mon coeur, je savais qu’il lui était arrivé quelque chose. Les semaines ont passé et Phillipa n’est pas revenue ; j’ai accepté l’idée qu’elle était morte et l’ai pleurée en silence. J’ai ouï ragots et rumeurs au sujet de ce vaurien qui se prétend soldat.
    Maîtresse Feyner, les yeux fixés sur un point au-dessus de la tête du magistrat, laissait déborder la haine tapie dans son coeur.
    — Cette horde de gueuses ne l’a jamais pleurée, n’a pas versé une larme, personne ne m’a consolée, personne n’a jamais porté le deuil. Je savais qu’elles étaient coupables. Je les tenais pour responsables.
    Elle regarda le magistrat et cilla.
    — En fin de compte, ce fut si facile ! L’arme de mon mari était propre et graissée. J’avais trois carquois de carreaux ; j’ai juré d’en faire bon usage. J’ai commencé par celles qui bavassaient et ricanaient le plus. Elles étaient comme des mouches sur un pot de miel : si sottes, si aisément piégées... Rebecca, qui se coulait auprès de la charrette quand elle était dans l’appentis pendant que je chargeais le linge de Maître Reginald. Elle était toute à sa visite de la tombe de son amie. Des larmes forcées aux yeux, sa stupide bouche crispée par le chagrin. Le chagrin ?
    Maîtresse Feyner cracha le mot, s’adressant au clerc comme s’il avait été son complice.
    — Le chagrin ? Elle n’avait pas une seule fois posé la moindre question sur ma Phillipa, ma fille qui n’avait pas de tombe. Je l’ai tuée sans aucune difficulté dans cet endroit sombre.
    Elle s’interrompit, s’approuvant elle-même d’un signe de tête.
    — Vous avez raison. La charrette est haute, il est facile d’y dissimuler un corps.
    Elle eut un rire cinglant.
    — Elle voulait rendre visite à son amie ; je me suis dit : « Eh bien, pourquoi ne pas la rejoindre ? » Quant à Alusia...
    Elle haussa les épaules.
    — ... elle avait pu être témoin de quelque chose, aussi ai-je prétendu que Martin l’attendait près du porche en ruine. Dommage qu’il ne s’y soit pas trouvé, lui aussi. Il est autant coupable que les autres.
    — Vous l’avez laissée là-bas ? s’enquit le magistrat.
    — Oui. Le lendemain, avant l’aube, j’ai décidé de donner de l’exercice aux chevaux. Personne ne m’a remarquée. Pourquoi l’aurait-on fait ? On n’avait même pas pris la peine de rechercher sérieusement ma fille. Il faisait sombre et brumeux. J’ai emporté le cadavre dans la charrette jusqu’au marécage.
    Elle soupira.
    — J’ai cru qu’il coulerait, mais au fond peu m’importe. On a retrouvé Phillipa, elle est de retour et quant à vous, Messire...
    Maîtresse Feyner se leva et tendit les mains comme si elle s’attendait à ce qu’on les lui liât. Corbett, surpris, se rencogna dans sa chaire et, agile comme un chat, la lavandière bondit. Elle s’empara du tisonnier en fer qui se trouvait près de la cheminée et le balança en visant la tête du clerc. Il se jeta en avant, tête baissée, et la barre de fer siffla au-dessus de lui. Il tenta d’arrêter son assaillante, mais elle avait déjà lâché son arme et courait vers la porte.
    — Ranulf !
    Maîtresse Feyner ouvrit l’huis d’un coup et Corbett se lança à sa poursuite. C’est alors qu’il se rendit compte que son écuyer n’était pas là, mais au pied des marches qu’il monta quatre à quatre, alarmé par le vacarme et le claquement de la porte. Maîtresse Feyner tourna à droite et, suivie des deux hommes, s’élança dans l’escalier à vis. Les marches étaient raides et tournaient abruptement en suivant le mur. Corbett avait un peu le vertige alors que la lavandière fuyait d’un pied léger devant lui. Elle s’arrêta sur le palier pour jeter derrière elle des morceaux de bois empilés dans l’embrasure d’une fenêtre qui dévalèrent à grand fracas, gênant ainsi l’avancée du clerc. Ranulf et lui s’en débarrassèrent à coups de pied et, avant qu’ils puissent l’apercevoir à nouveau, elle avait atteint le sommet, franchi la porte et fait irruption sur le toit de la tour. Elle voulut verrouiller l’huis de l’extérieur, mais dans sa hâte fut incapable de tirer la barre de fer rouillée. Corbett s’arrêta pour reprendre haleine. Sa main moite de sueur glissait sur la paroi moisie. L’odeur âcre de ce vieux bâtiment et l’air chargé de poussière le firent tousser et