Le livre du magicien
m’en aller, déclara Ranulf. J’ai promis que je les rencontrerais pour confirmer à Horehound et à sa bande que tout se passerait bien. Je leur ai aussi proposé du ravitaillement.
Une fois Ranulf parti, accompagné de Chanson, le magistrat remit le coffret de la chancellerie secrète en place et, tentant d’oublier la sombre silhouette à la tête trempée de sang qui gisait dans la neige, prit le Secretus secretorum de frère Roger et le feuilleta. Il avait du mal à se concentrer. Malgré ce que la justice lui aurait infligé, il regrettait le trépas de Maîtresse Feyner et, plus encore, de n’avoir pu l’interroger sur les raisons de l’assaut meurtrier qu’elle avait tenté contre lui.
Il finit par se reprendre et se lança dans un ardent débat avec Bolingbroke sur la valeur du Secretus secretorum et du code employé par frère Roger. Plus il étudiait les étranges mots latins, plus il était convaincu que le franciscain avait inventé un chiffre particulièrement complexe. Bolingbroke et lui essayèrent toutes les variantes qu’ils connaissaient et le magistrat dut se contrôler pour ne pas révéler, par inadvertance, les codes dont il usait dans les lettres et les documents envoyés à ses agents en Europe. Ils tentèrent des combinaisons fondées sur la position, sur les roues et les tables de multiplication les plus compliquées, en examinant les figures verticales formées par les lettres dans un sens ou dans l’autre. Bolingbroke admit qu’il était presque certain que le chiffre de frère Roger reposait sur l’une d’entre elles. Mais il ne convainquit pas Corbett qui s’en tenait à la clef découverte par Maître Thibault à la dernière page : « Dabo tibi portas multas », « Je t’ouvrirai maintes portes ». Se rendant compte que les lettres de cette phrase étaient séparées, interverties et brouillées par l’introduction de groupes de caractères qui donnaient aux mots, d’une façon ou d’une autre, un aspect latin, il isola ce qu’il appelait ces obstacles étrangers, mais quand il les appliqua à d’autres passages et sections du manuscrit, cela ne résolut en rien le mystère. Les deux hommes discutaient sans doute depuis une éternité et quand Ranulf, trempé de neige fondue, revint, le magistrat apprécia l’interruption.
— Oui, j’ai vu Horehound et son lieutenant Milkwort. Ils ont accepté de venir à Corfe après-demain pour recevoir la paix du roi. C’est curieux...
Ranulf s’assit sur une sellette pour enlever ses bottes.
— ... ils ne cessaient de grommeler contre Maître Reginald, le tavernier, qui les a chassés et contre le père Matthew, malade, qui se disait trop faible pour les féliciter de la bonne nouvelle. Sir Hugh ?
Il lui jeta un coup d’oeil. Corbett, observant avec grande attention la copie de l’Opus tertium que lui avait remise Craon, ne l’écoutait qu’à moitié. Il la posa sur le lit et alla quérir son propre exemplaire. Un doigt sur le texte, il compara les deux pages.
— J’ai trouvé, murmura-t-il en levant les yeux. Je sais au moins ça !
CHAPITRE X
« Il y a deux méthodes pour devenir savant :
le raisonnement et l’expérience. »
Roger B ACON , Opus majus.
Jean Vervins s’emmitoufla dans sa chape et s’appuya contre le parapet du château de Corfe sans se soucier du froid mordant ni du vent glacial qui tirait sur son capuchon. Le chemin de ronde était glissant, mais Vervins n’avait pas peur. Dans sa jeunesse il avait servi sur une cogghe de guerre et avait arpenté des ponts périlleux qui se dérobaient sous le pied, roulaient et tanguaient sur des mers grosses. Il tourna à droite ; il était à l’abri là-haut. Dix pas plus loin une sentinelle, blottie contre le mur crénelé, se réchauffait les mains au-dessus d’un petit brasero. Surprenant le regard de Vervins, l’homme leva la main ; le Français lui répondit et se détourna pour contempler la campagne enveloppée de brume. Vervins, bien décidé à échapper à la lourde atmosphère que faisait régner Craon, avait monté les marches conduisant aux remparts en s’appuyant sur sa canne. Il n’aimait pas le clerc royal ; son arrogance lui déplaisait et, surtout, il était opposé à ce méli-mélo de billevesées. Il désirait de toute son âme être de retour à Paris, enfermé dans sa chambre bien chaude au fond de sa grande demeure de la rue Saint-Sulpice. Il voulait retrouver ses livres et ses recueils, se
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