Le loup des plaines
Temüge. Eeluk ne reconnut
pas le fils cadet de Yesugei mais vit de la peur dans ses yeux.
Il n’y avait pas de peur dans ceux des autres. Chacun d’eux
était prêt à l’assaillir, les muscles contractés, le cœur battant. Depuis des
années, il hantait tous leurs rêves et ils l’avaient tué de mille façons dans
leur sommeil. La dernière fois que Khasar et Kachium l’avaient vu, c’était
quand il les avait abandonnés dans la steppe désolée à l’approche de l’hiver. Tout
ce qu’ils avaient souffert depuis ce jour, ils pouvaient l’en tenir pour
responsable. Dans leur imagination, il avait pris les traits d’un monstre et ils
étaient étonnés de voir simplement un homme, vieilli mais encore vigoureux. Ils
avaient du mal à demeurer impassibles.
Le regard de Tolui fut attiré par Temüdjin et retenu par ses
yeux jaunes. Le colosse aussi avait des souvenirs mais se sentait beaucoup
moins sûr de lui que le jour où il avait capturé le fils de Yesugei et l’avait
ramené à son khan. Il avait appris à rudoyer les plus faibles et à ramper
devant les puissants. Ne sachant pas comment traiter Temüdjin, il détourna la
tête, troublé.
Ce fut Toghril qui prit la parole quand le silence devint
embarrassant :
— Tu es le bienvenu dans notre camp. Partageras-tu
notre repas ?
— Volontiers, acquiesça Eeluk sans quitter les frères
des yeux.
Le son de sa voix fit naître en Temüdjin une nouvelle vague
de haine mais il s’assit sur le feutre avec les autres, observant Eeluk et
Tolui au cas où ils se saisiraient d’une arme. Lui-même gardait son sabre à
portée de main et restait vigilant. Sansar s’était cru en sécurité dans sa
yourte.
Eeluk prit son bol de thé salé à deux mains. Alors seulement,
Temüdjin leva le sien, but une gorgée sans en sentir le goût. Il garda le
silence. C’était à Eeluk qu’il revenait de parler en sa qualité d’invité et Temüdjin
cachait son impatience derrière son bol.
— Nous avons été ennemis autrefois, dit enfin Eeluk
quand il eut vidé le sien.
— Nous le sommes encore, répliqua Temüdjin.
Eeluk tourna vers lui son visage plat. Quoique entouré d’hommes
prêts à lui sauter à la gorge, il paraissait calme. Il avait cependant les yeux
injectés de sang, comme s’il avait bu avant la rencontre.
— Peut-être, mais ce n’est pas pour cette raison que je
suis ici maintenant, répondit Eeluk. Les tribus ne parlent que de l’armée
tatare qui descend vers nous, une armée dont tu as provoqué la venue par tes
razzias.
— Et alors ?
Irrité, Eeluk eut un sourire crispé. Cela faisait des années
qu’aucun homme n’avait osé lui parler sur ce ton.
— Les plaines se sont vidées de leurs vagabonds. Ils se
sont joints à toi face à un ennemi commun.
Temüdjin comprit tout à coup pourquoi Eeluk était venu. Il
entrouvrit les lèvres mais ne dit rien et laissa Eeluk poursuivre :
— J’ai souvent entendu parler du jeune Loup qui
harcelait les Tatars. Ton nom est connu dans la steppe, à présent. Ton père
serait fier de toi.
La rage monta dans la gorge du jeune khan comme une bile
rouge et il faillit se jeter sur Eeluk mais il se maîtrisa au prix d’un immense
effort. Eeluk devina la fureur que ses mots avaient suscitée.
— Je m’étais déjà mis en route quand j’ai appris que tu
avais uni tes forces à celles des Olkhunuts et des Kereyits, dit-il. Je pense
néanmoins que tu auras besoin de mes hommes pour écraser les Tatars et les
rejeter dans le Nord.
— Combien d’hommes as-tu ? demanda Toghril.
— Cent quarante, répondit Eeluk.
Se tournant vers Temüdjin, il ajouta :
— Tu connais leur qualité.
— Nous n’avons pas besoin d’eux. Je suis à la tête des
Olkhunuts, maintenant. Nous n’avons pas besoin de toi.
— Il est vrai que tu ne sembles pas aussi désespéré que
je l’imaginais, reconnut Eeluk. Tu auras quand même besoin de tous les
cavaliers que tu pourras trouver si les chiffres que j’ai entendus sont exacts.
Avoir les Loups avec toi te permettrait de… garder en vie un plus grand nombre
des guerriers de ta tribu. Tu le sais.
— Et en échange ? Tu n’es pas là pour rien.
— Les Tatars possèdent des lingots d’argent et des
chevaux, répondit Eeluk. Ils ont des femmes. Cette armée met en mouvement de
nombreuses tribus. Ils ont sans doute beaucoup de choses de valeur.
— C’est donc la cupidité qui t’amène, cracha Temüdjin
avec
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