Le poursuivant d'amour
d’un tombereau. Dans les recoins ombreux, chargés de quelque surveillance – celle d’une litière aux brancards vides ou celle des moutons destinés à la mangeaille –, des enfants jouaient aux osselets. Des montreurs d’oiseaux, des marchands de remèdes, leur éventaire sur le ventre et la besace au dos, des femmes qu’on pouvait prendre pour des vacelles 150 et qui, sans doute, étaient des follieuses en quête d’un homme et d’un creux de té nèbres, allaient, venaient, jabotaient, tandis que çà et là quelque mendiant au sortir d’un bouge fétide clopinait, offrant sa main en creux ou sa sébile aussi sale qu’elle à qui la voudrait bien regarder.
Lorsqu’il se penchait au-dehors de sa tour d’ivoire, Jean II voyait-il son peuple ? Flairait-il son odeur ? Soupçonnait-il sa misère ? Car, hormis les riches vêtements des prud’hommes et de leurs dames assez rares, tout, céans, n’était que penailles, et si les estomacs avaient pu s’exprimer, le roi eût pu ouïr un gargouillement énorme et inextinguible.
« Et moi », enragea Tristan. « Moi qui ne fais rien, cet été. Mes gars et moi ne faisons rien !… J’en ai, ma foi, de la vergogne. »
Les soins donnés aux chevaux et les repas pris ensemble, même s’ils se prolongeaient, ne parvenaient pas à combler la vacuité de ses journées. Ses courtes ou longues songeries ne compensaient aucunement un besoin de mouvement d’autant plus vif, et même exacerbé, qu’il s’était généré – ou régénéré – lors de deux captivités successives : Brignais et Montaigny. La compagnie de Buzet, Callœt, Paindorge, Beltrame et Morsang, assaisonnée d’une sorte d’amitié aussi âpre que leurs personnes, ne pouvait lui suffire. C’étaient, sauf Paindorge, des rustiques, et il n’ignorait point que sans beaucoup chercher dans leur vie, il y eût découvert quelques-unes de ces rudesses qui composaient l’existence de tous les hommes d’armes. Le fait qu’il les eût apprises n’aurait rien changé à leurs relations. Leurs batailles avaient été parfois les siennes. Morsang et Callœt avaient reçu leur baptême du sang à Poitiers où ils s’étaient connus dans la fuite. Qui avaient-ils servi ? Le diraient-ils un jour ? Buzet et Beltrame avaient survécu à diverses embûches en Bretagne. Du service de qui s’étaient-ils déliés ? Ils avaient clos et verrouillé la porte d’un passé qui peut-être, les eût déshonorés bien qu’il parût parfois, à les entendre, qu’ils ne fissent aucun cas de la moindre vertu. Et s’il n’éprouvait, lui, leur conduiseur, aucune curiosité à l’égard de ce qu’ils avaient accompli, la réciproque était la même : aucun d’eux ne cherchait à percer le mystère d’une mélancolie qui portait un nom de femme.
– Voyez qui vient vers nous, messire, dit Paindorge. Il claudique fort !
– Le maréchal de Boucicaut.
– On dirait, fit Buzet, qu’il vous a à la bonne.
Redressant fièrement sa taille contrefaite, Jean le Meingre se hâtait.
– Ah ! Vous êtes toujours là, Castelreng.
Tristan s’attendit à tout : soit une nouvelle mission dangereuse, soit l’annonce d’un événement funeste où il serait impliqué. Avait-il commis quelque manquement à la bienséance lorsqu’il s’était trouvé en présence du roi ? Non, il se méprenait sans doute : Boucicaut paraissait heureux et sa voix sonnait clair. Il tempéra sa méfiance car cet homme peu avantagé par la nature et qui semblait avoir un cœur vif et sauvage, riait en s’approchant :
– Le roi, chevalier, m’a confié que vous étiez fort démuni lors de votre venue… Ah ! Certes, il ne vous a point vu, mais Jean Chalemart le lui a dit. Il m’a prié de vous rejoindre et de vous pourvoir d’une armure de fer… Vous sortiez ?
– J’allais me désengourdir les jambes en attendant midi. J’aime à faire soit à pied, soit à cheval, le tour de Vincennes.
– Eh bien, ce sera pour plus tard. Suivez-moi à l’armerie.
– Volontiers, dit Tristan. Mon écuyer peut-il venir avec moi ?
Il désignait Paindorge, ahuri.
– Cela va de soi. Nous verrons, même, si nous trouvons pour lui quelque jaque ou haubergeon, car il me semble aussi dénué que vous.
Tristan songea : « Je me dois, avant ce soir, de dédommager nos compères, sans quoi ils nous en voudront : à moi d’avoir promu Paindorge quasi-écuyer, à lui d’avoir obtenu par mes soins un avantage
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