Le poursuivant d'amour
entrepris se manifesta sous une forme des plus coutumières : une suée sur tout le corps. Non, cette fois mieux valait mourir que passer des semaines, des mois, voire des années entre quatre murs !
– Je les vois, chuchota Paindorge. Nous allons les rejoindre.
D’une étrave soyeuse, l’embarcation lacérait l’eau qui dansait un peu après qu’elle eut été touillée par les avirons de la première barque. Parfois, une pale heurtait un bout de bois – branche ou fragment d’épave. Et c’étaient les seuls bruits avec le friselis des rames et le clapotement des vaguelettes. D’un peu partout flottaient des odeurs si parfaitement accordées à cette mer redoutable et aux spongiosités flottantes qu’elles semblaient glauques, elles aussi, comme cette onde serrée, pressée entre deux masses de terres informes.
– Un rat ! dit Paindorge, le doigt tendu.
L’animal sauta presque en silence d’un tronçon de madrier dans le flot.
Il avait peur, lui aussi. Pour rien. Il filait droit. Sa tête fendait l’eau vers la terre imprécise, laissant derrière elle un court sillage en V dont les bords miroitaient un peu.
– Ils y sont !
La barque de Callœt s’était échouée, de la proue, contre un bourrelet de sable, de varech et de débris délaissés au reflux. Loin derrière, on distinguait trois meulons ténébreux, carcasses de galées aux carènes éventrées. « Voilà qui permettra de nous retrouver au retour, si nous nous dispersons. » Tristan, prêt à bondir, entendit quelques crissements et des heurts : Gueguen, Triphon, Pagès et Beltrame extrayaient les avirons des hourdes 195 et l’un d’eux poussait sa pelle dans la mer pour faire, d’un dernier ahan, progresser l’esquif sur le sable.
– Nous y voilà…
Tristan sauta dans l’eau et n’en sentit pas la froidure.
– Ne musons point, mes compères, dit-il avant de rejoindre Callœt immobile.
– Que faisons-nous des flettes 196 , messire ? Nous ne pouvons les laisser ici. Même de nuit…
– Et les rames ? demanda Buzet en frottant l’une contre l’autre ses paumes endolories.
– Nous ne pouvons traîner ces coques un peu plus loin : elles laisseraient sur le sable et les graviers des empreintes qui nous trahiraient…
Paindorge, qui s’était éloigné pour vider sa vessie ou ses tripes, revint au pas de course :
– Venez !… Poussez un tantinet les nacelles dans l’eau… Il y a, tout près, un chenal.
– Pour sûr qu’on va les refaire flotter !… Ainsi, on ne marchera pas dans ta merde !
Puis, tourné vers Tristan, la bouche mauvaise et l’œil torve, Callœt poursuivit :
– Un écuyer foireux privé de son cheval, mais qui découvre un chenal !
– Joue sur les mots tant que tu voudras, Charlot 197 !… Je ne t’en veux pas du moment que tu ne joues pas avec nos vies.
On repoussa les barques pour les conduire en silence dans l’échancrure de la berge dont Paindorge avait fait la découverte. Effectivement, c’était un chenal ; tout d’abord nu, pierreux, il se couvrit progressivement d’une végétation de plus en plus drue et confuse. Sous l’impulsion de Raffestin et Sampanier, la nacelle de Tristan, à l’avant, creusa son chemin dans un rideau de feuilles et de rameaux et s’immobilisa, malgré de fortes poussées, freinée par des branches immergées. Il fallut déhaler, pousser, trancher : le couteau de brèche de Gueguen vint à bout de ces enchevêtrements tenaces. Alors, on avança dans une eau caillée, bordée de roches et de vergnes. Le sol était visqueux ; il y eut des glissades. Sans la poigne de Paindorge qui le retint par le haut du bras, Callœt eût pris un bain.
– Toi, grogna-t-il, je te revaudrai ça.
C’était dit sur un ton menaçant. « Tu foires, toi aussi, Breton », songea Tristan. Et la crainte le prit d’autres querelles en germe.
– Arrêtons-nous là, décida-t-il. Manœuvrons les nacelles pour les présenter en position de départ… Les rames à l’intérieur. Il me paraît inutile de couper quelques branches pour les dissimuler puisqu’il nous faut en avoir terminé avant le lever du soleil… L’eau est morte, mais assurez-vous tout de même que ces deux coques ne descendront pas avec le flun 198 .
– Elles ne bougeront pas, affirma Sampanier.
– Comment nous y reconnaître, au retour ? demanda Pagès. Il nous faut revenir ici sans répréhension (487) .
– N’aie crainte… Et maintenant partons
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