Le prince des ténèbres
manger un peu avant de décider si nous continuons !
Ils remontèrent à cheval et se lancèrent au galop, dévalant le chemin sillonné d’ornières dans un bruit de tonnerre et traversant un carrefour où se balançait un corps décomposé à la nuque tordue. Corbett se demanda, l’espace d’un instant, si ce macabre danseur dont la silhouette se détachait sur le ciel assombri était un présage.
Ils passèrent cette nuit-là à l’auberge car le temps s’était gâté. Des nuages bas avaient apporté la pluie et le lendemain les chemins étaient très embourbés. Mais ils atteignirent pourtant Londres avant midi et remontèrent White Cross Street en franchissant Criklegate. Ils déjeunèrent dans une modeste auberge près de Catte Street. Ranulf, tout réjoui d’être de retour dans la capitale, ne tenait pas en place et brûlait du désir de s’occuper de ses affaires de coeur.
Corbett l’avertit :
— Reste avec moi, Ranulf, et toi aussi, Maltote. Celui qui a tué le père Reynard est le même que celui qui nous avait attaqués la veille. Il peut très bien nous avoir suivis jusqu’ici.
Maltote ne se fit pas prier, mais Ranulf fit grise mine pendant un moment. Ils laissèrent leurs chevaux à l’écurie et se frayèrent un chemin dans la cohue des rues bruyantes et colorées. Ranulf retrouva vite son entrain. À un moment, il montra un groupe d’Espagnols aux capuchons et mantels chamarrés et aux braguettes arrogantes. Maltote et lui furent plus d’une fois en désaccord sur l’origine des fourrures et sur la signification des teintes vives et des motifs brodés et ornés de pierres fines qu’arboraient certains courtisans sur leurs capes. Autour d’eux, marchands et commerçants hélaient le chaland, et, au loin, des sonneries stridentes de trompettes annonçaient le passage d’un noble et de sa suite qui se rendaient en grande pompe à Westminster, toutes bannières déployées. Ranulf donnait maints coups de coude à Maltote en lorgnant les belles dames coiffées de chaperons à résille et vêtues de robes à taille basse. Parfois ses paroles se perdaient dans le brouhaha ou étaient couvertes par les cloches qui appelaient à la prière, en sonnant à toute volée du haut de leurs majestueuses tours en belle pierre taillée.
Ils arrivèrent dans West Chepe où la presse était pire encore. Ce vaste quartier aux rues pavées était le marché le plus couru de la ville. Il était encombré de charrettes apportant le vin des vignerons, le lin pour la guilde des drapiers et une montagne de légumes destinés aux étals et aux échoppes de la Poultry. Ils traversèrent les Shambles où les bouchers, pataugeant jusqu’aux chevilles dans le sang et les détritus, étripaient vaches, cochons et moutons. Les entrailles bleuâtres se déversaient sur d’énormes plateaux que de jeunes apprentis dépenaillés emportaient vers des chaudrons bouillants. Près d’une longue rangée de porcs vidés, un groupe de maîtres chandeliers débattaient avec leur propriétaire du prix de la graisse qu’ils achèteraient pour leurs chandelles de suif. Le vacarme était assourdissant et les effluves pestilentiels leur donnaient des haut-le-coeur. Les pavés ruisselaient d’un sang noir que survolaient des nuages de grosses mouches.
Ils contournèrent la prison de Newgate, dont la puanteur n’avait rien à envier, au contraire, à celle des Shambles. Un mendiant au visage à demi rongé par des plaies purulentes se livrait à une drôle de danse, sautillant sur une jambe pendant qu’un gamin squelettique, vêtu de guenilles, jouait sur son pipeau une mélodie aux accents désespérés. Ranulf lui jeta une piécette avant de lâcher un chapelet de jurons en glissant sur le cadavre décomposé d’un rat. Ils passèrent en hâte près du fossé de la Fleet, où les corps de chiens crevés flottaient dans la fange, puis longèrent les ruelles tortueuses qui serpentaient entre les hautes maisons à trois étages dont les encorbellements sur poteaux corniers permettaient aux pièces du haut de recevoir le soleil. Colporteurs et marchands des quatre-saisons poussaient de petites charrettes à bras aux cris de « Achetez mon pain ! », « Anguilles », « Poisson », « Tourtes à la viande ». À chaque coin de rue, le chaland se voyait proposer des breuvages tirés de tonnelets cerclés de fer.
— Où allons-nous, Messire ?
— ÀSmithfield ! lui répondit Corbett d’une voix de
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