Le Prince Que Voilà
dis-je,
est-il constant que les ligueux vous aient arrêté et embastillé le jour des
barricades ?
— Oui-dà ! dit-il en
souriant. Que ne suis-je en ces temps demeuré paisiblement en mes douces
retraites paternelles (désignant par là son château de Montaigne dans le Bordelais,
son père étant mort de longtemps et dont toutefois il parlait toujours avec la
plus touchante affection). Que de traverses et de tracas ai-je supportés en ce
voyage ! Assailli que je fus sur le chemin par des caïmans qui, me robant
tous mes effets, me laissèrent, du moins, la vie. Mais à peine en Paris, où
j’avais à arranger une édition de mes Essais, me voilà jeté en geôle par
les ligueux, lesquels, moins miséricordieux que les gueux, m’eussent occis, si
la Reine-mère, qui m’aima toujours, n’avait en ma faveur intercédé.
— La grand merci à elle pour
cette unique fois ! dis-je. Sans elle le royaume eût perdu un sage et le
monde, d’aucuns autres de ces Essais dont nous voulons davantage, les
premiers nous ayant donné soif de ceux qui les pourraient suivre.
— Ha Monsieur ! dit
Montaigne avec une modestie mi-vraie, mi-contrefeinte, je n’en crois pas tant
des songes que voilà !
— Du moins, dis-je, en
croirez-vous le Roi qui les aime excessivement, et lit et relit sans cesse ceux
qui ont déjà paru.
— Tout pressé qu’il fût de ses
affaires, il ne faillit pas, en effet, à me le dire ce matin, dit Montaigne, en
même temps que de grands éloges de vous, me logeant en cette même auberge pour
que je vous y voie et, se peut, porte des nouvelles de vous à Monsieur votre
père, si la fortune veut que je l’encontre à mon retour en le Bordelais.
Disant quoi, Montaigne eut un lent
et connivent sourire, et je souris aussi, étant confirmé en ce pensement qu’il
servait, dans les occasions, de truchement – comme M. de Rosny [80] que j’avais entr’aperçu la veille en les rues de Blois, le chapeau fort rabattu
et la face à demi bouchée de son manteau – entre le Roi et Navarre, pour
la manifeste raison qu’il ne pouvait voir mon père qu’à la Cour de ce dernier.
Je touchai à M. de Montaigne un mot
de cette encontre fortuite de M. de Rosny, la présence duquel à Blois il
confirma, me disant qu’à sa connaissance, le Béarnais avait offert au Roi, en
son présent désespéré prédicament, son bras et son secours, lesquels le Roi
n’avait point du tout repoussés ; mais qu’il y fallait encore quelques
négociations, Navarre quérant une ville ou bourg sur la rivière de Loire, pour
pourvoir à ses sûretés, afin que d’y entretenir le Roi sans crainte d’être
assailli, quelque naturelle méfiance n’étant pas tout de gob éteinte entre les
deux princes qui s’étaient si longtemps combattus, encore que fort ménagers
l’un de l’autre en ces batailles.
J’ouïs tout ceci avec la joie qu’on
devine, estimant de fort longue date, avec tant de bonnes et honnêtes gens, que
le Roi ne pourrait mie venir à bout de la Ligue et du Guise sans l’aide de
Navarre.
— Monsieur de Montaigne, dis-je
à la parfin, ayant passé la bride à mon émeuvement, comment trouvâtes-vous le
Roi après son éclat d’hier aux États et la grande colère de ces messieurs de la
Sainte Ligue ?
— Laquelle colère, dit
Montaigne avec un sourire, j’ai vue de ces yeux ce matin, tandis que le Roi, en
sa chambre, me donnait audience, étant assis sur une simple chaire d’apparat,
dans l’étrange petite alcôve fleurdelisée, creusée dans le mur, à la dextre de
son lit. Mais à peine avait-il dit : « Monsieur de Montaigne, je suis
fort aise de vous voir, tenant en estime grande votre zélée dévotion à mon
service…» qu’un fort bruit se fit à la porte, et le Roi, s’interrompant, dépêcha
Du Halde voir ce qui s’y passait, lequel ayant entrouvert l’huis, revint
dire :
— Sire, c’est le cardinal de
Guise qui demande à être reçu incontinent par Votre Majesté.
— Incontinent ? dit le Roi
en levant le sourcil. Il a dit « incontinent » ?
— Sire, dit Du Halde. Il l’a
dit deux fois, ajoutant que s’il n’était pas reçu sur l’heure, il quitterait
Blois.
— Monsieur de Montaigne, dit le
Roi sans battre un cil, vous voyez ce qu’il en est : L’Église n’entend pas
attendre. Retirez-vous en cette encoignure avec François d’O. Je vous verrai
quand j’aurai reçu le cardinal.
Là-dessus, Du Halde ayant ouvert
l’huis, le
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