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Le prix du sang

Le prix du sang

Titel: Le prix du sang Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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leva, ouvrit la porte de la petite pièce et se plaça en retrait afin de le laisser passer.
    â€” Comme nous en avons terminé, je vais reprendre mon travail.
    Ã‰mile Buteau afficha sa surprise de se voir chasser ainsi et se leva en serrant les mâchoires, faisant saillir les muscles de ses joues.
    â€” Ta présence est incompatible avec ce genre de commerce. Je vais te faire sortir par la porte arrière. Ainsi, aucun de tes paroissiens ne saura que tu fréquentes un magasin de dessous féminins.
    En disant ces mots, elle ouvrit la porte donnant sur la ruelle, essentiellement utilisée pour les livraisons. Au moment où son frère s’esquivait sans un mot, elle sourit au souvenir d’Alfred. Combien de fois celui-ci avait-il utilisé ce chemin pour aller vers ses escapades nocturnes?
    * * *
    Sans être vraiment un notable, Alfred Picard était connu de tout Québec à titre de marchand jouissant d’une petite aisance bien sûr, mais aussi en tant que personnage coloré, jamais avare de remarques acides et parfois hilarantes, sur ses concitoyens. Qui plus est, son statut de victime d’un naufrage presque aussi meurtrier que celui du Titanic , survenu deux ans plus tôt, attirait un lot de curieux. En conséquence, tous les bancs de la basilique Notre-Dame de Québec se trouvaient occupés.
    Ã€ droite de l’allée centrale, juste derrière le siège de fonction des marguilliers, Marie offrait aux regards une mince silhouette vêtue de noir sous un chapeau de paille aux larges rebords de la même couleur, le haut du visage à demi masqué par une voilette, les cheveux réunis en une lourde tresse enroulée contre la nuque. La couleur du deuil soulignait encore plus la pâleur de son teint, sa bouche fermée, ses lèvres exsangues, tendues sur ses dents. Flanquée de ses deux enfants, aussi vêtus de noir, elle incarnait désormais l’image de l’épouse éplorée. Celle de la marchande compétente aussi, capable de maintenir à flot le navire familial pour assurer la subsistance des siens.
    Ã€ sa droite, les yeux fixés sur le cercueil, Thalie offrait aussi sa mince silhouette noire à la compassion des fidèles. De loin, on aurait pu penser à des jumelles, car la mère et la fille présentaient la même taille et la même minceur, si les vêtements n’avaient trahi l’âge de la seconde. Une adolescente pouvait effectivement porter une robe s’arrêtant aux genoux sans écorcher la morale, et son chapeau de paille noir prenait l’allure d’un canotier perché sur une chevelure abondante, un peu incliné sur les yeux. Pour la première fois, ce jour-là, des garçons de quinze et seize ans la remarqueraient. Certains prendraient la résolution de s’inventer le prétexte d’acheter un ruban afin de se présenter au commerce de vêtements pour femmes de la rue de la Fabrique, juste pour voir d’un peu plus près la fille de la marchande.
    L’écolière affichait un air plutôt serein dans les circonstances. Mathieu l’avait assurée que l’entrepreneur de pompes funèbres Lépine avait glissé sa dernière lettre dans la poche intérieure du veston de son père, près de son cœur. Le garçon avait jugé inutile de préciser qu’après des semaines sur les battures, il fallait beaucoup d’imagination pour évoquer la présence d’organes dans la carcasse. Heureusement pour elle, l’adolescente, capable de voir ou de ressentir ce qui échappait à ses semblables, profitait aussi de la faculté d’ignorer certains aspects grotesques de la fin de l’existence.
    Pour toujours, Alfred garderait dans son souvenir l’allure heureuse et fébrile du jour de son embarquement. Elle avait surveillé son départ de son habituel poste de vigie : la fenêtre de sa chambre. Au moment de monter dans la voiture, l’homme avait levé la tête vers elle. Leurs regards soudés l’un dans l’autre, les mots « Je t’aime » murmurés à distance, mais si clairement audibles pourtant… Cet adieu valait tous les autres. Thalie soupira et essuya une larme du bout de son index sous son œil droit.
    Ã€ côté de ses deux parentes, Mathieu avait choisi de porter son « suisse », la redingote de toile

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