Le prix du sang
noire des élèves du Petit Séminaire. Une large ceinture de la même couleur, nouée autour de sa taille, en faisait un vêtement de deuil fort convenable. à la droite du garçon, silhouette rachitique et un peu bancale, Gertrude montrait un visage chiffonné par la douleur. à cinquante-trois ans, le même âge que le défunt, elle acceptait avec peine la cruauté du ciel, qui fauchait des hommes foncièrement bons pour laisser vivre les salauds. Si des badauds voyaient sans doute en elle une domestique, dâautres imaginaient reconnaître une sÅur du disparu puisquâelle se tenait avec les membres de la famille. Et peut-être lâétait-elle, après tout. Ces lignées partageaient des secrets si lourdsâ¦
Mathieu avait du mal à empêcher son esprit de vagabonder. La cérémonie venait trop tard pour représenter un véritable adieu à son père adoptif. Ses yeux passaient du célébrant au cercueil de chêne, puis sâégaraient parfois vers le banc situé de lâautre côté de lâallée centrale. Thomas Picard et toute sa famille sây trouvaient. Le garçon ne cessait de sâémerveiller de la découverte providentielle du cadavre : cet homme nâexercerait pas une tutelle sur eux. Pendant quelques jours, cette éventualité, plus que la perte de son parent, lui avait glacé le cÅur.
Au milieu de la cérémonie, le grand adolescent quitta son banc afin de se rendre dans le chÅur pour prononcer lâéloge funèbre dâAlfred Picard. à quelques reprises, les mots « mon père » revenaient dans son court texte : chaque fois, son regard se porta de nouveau sur son père naturel et ses mâchoires se serraient au point de lui faire mal. Ãvidemment, le mot « fou » ne figurait guère dans son exposé, mais à deux reprises, celui de « sage » fit sourire Ãdouard de toutes ses dents.
2
Alors que la cérémonie sâéternisait, Eugénie Picard se pencha vers son père pour lui chuchoter à lâoreille :
â Je ne me sens pas très bien. Je vais sortir sur le parvis et vous attendre là .
Thomas regarda les traits un peu tendus, la figure pâle de la jeune femme. à côté de lui, Ãlisabeth inclina le buste afin de suivre lâéchange.
â Je vais tâaccompagner, souffla-t-elle.
â ⦠Non, non, ce nâest pas nécessaire.
Lâhomme acquiesça après une hésitation et regarda sa fille, toute vêtue de noir elle aussi, quitter le banc pour regagner lâarrière du temple dâun pas mesuré. Une fois à lâextérieur, elle se remplit les poumons près de lâune des portes latérales. Sur sa droite, lâentrée du Petit Séminaire lui permit de se mettre un peu à lâécart et de profiter de lâombre dâun angle de lâédifice. Un homme apparut bien vite à ses côtés.
â Quand je vous ai vue sortir, je me suis un peu inquiété.
Sans surprise, elle reconnut Fernand Dupire. Allant sur ses vingt-six ans, celui-ci en paraissait facilement dix de plus. Un ventre mou débordait au-dessus de sa ceinture et sur ses tempes, ses cheveux trop fins reculaient de plus en plus. Lâhomme ressemblait tout à fait à ce quâelle avait imaginé chez le garçon cramoisi et bredouillant quelques années plus tôt, dans la cuisine de la rue Scott.
â Comme vous le voyez, je me porte plutôt bien, une fois revenue à lâair libre. Les funérailles ne me valent rien de bon, surtout par cette chaleur. Ne dirait-on pas quâils font durer les choses avec lâespoir de voir quelquâun passer lâarme à gauche pendant la cérémonie pour tenir compagnie au défunt? Vous avez vu lâallure de cette vieille domestique? Elle semblait sur le point de défaillir.
Les mots parurent si durs à lâoreille du notaire quâil préféra faire abstraction de la plupart.
â Il est vrai que juin sâest révélé un peu étouffant. Puis tout ce mondeâ¦
â Un étranger pourrait même croire quâil sâagit des obsèques dâun premier ministre alors que mon oncle tenait une petite boutique de vêtements pour femmes à deux pas dâici.
Cette fois, une certaine tendresse dans le ton
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