Le règne des lions
vaisseaux à l’ancre.
— Je vais finir par croire que tout, en ce pays, m’est devenu hostile !
— Bah ! je te connais bien assez, ma reine, pour savoir que cela ne durera pas.
Elle me retourna une œillade amusée. Vers nous s’avançait Patrick de Salisbury, un des barons normands qu’Henri lui avait alloués pour la protéger.
De cinq ans plus jeune qu’Aliénor, il possédait ce charme particulier des hommes entre deux âges. Les tempes grisonnantes, un teint hâlé rompu au grand air, une bouche charnue, des yeux d’un bleu profond ponctué de rides joyeuses. Le tout servi par une silhouette fluide et musculeuse, habilement proportionnée. Pour jouter encore à ce tableau, Patrick possédait le courage, la vaillance, mais aussi le plaisir courtois des bons mots et un caractère dont beaucoup prétendaient qu’il était parfait. Ajouter à cela une fidélité sans faille à la famille Plantagenêt. Henri ne s’y était pas trompé qui, en accédant au trône, l’avait tout naturellement admis à ses côtés, reconduisant ses privilèges, y compris sa charge de constable du castel de Salisbury et l’honneur de Chitterne qui le voyait ce jourd’hui à la tête de plus d’une quarantaine des chevaliers du Wiltshire. Pas un seul instant, sur les champs de bataille où Henri l’avait entraîné, comme en toute mission exigeant du doigté, Patrick de Salisbury n’avait démérité. Autant d’arguments qui avaient poussé ma reine à reporter sur lui sa soif de conquête, avec d’autant plus d’assurance qu’elle avait, depuis longtemps, remarqué dans l’œil du comte qu’il n’était pas indifférent à sa beauté. Car quoi de plus savoureux en vérité que de trahir son époux avec le plus irréprochable de ses familiers ?
— Ne voulez-vous gagner cet abri à quelques pas, le temps qu’on avance la voiture que je vous ai commandée et qu’on noue solidement les lanières de ses volets ? s’inquiéta-t-il devant son front nu que les bourrasques battaient.
— Votre prévenance me touche, comte, mais ce ne sera pas nécessaire. Faites-moi plutôt seller un cheval que je galope à vos côtés.
— Autant pour moi, comte, décidai-je dans sa lancée.
— Permettez-moi d’insister…
Sans prendre la peine d’ajuster un autre chapel sur sa chevelure, Aliénor releva la capuche de son mantel de fourrure puis la lia à son cou par un nœud solide.
— Non, comte de Salisbury, je ne vous le permets pas.
Il lui offrit une courbette par-dessus laquelle elle me cligna d’un œil larmoyant, conséquence du vent qui le cinglait puis, s’approchant de la monture qu’il avait délaissée, posa le pied sur l’étrier. Il se précipita aussitôt pour l’aider. Quelques secondes plus tard, tandis que son palefroi piaffait sur la jetée, Salisbury et moi enfourchions ceux que deux hommes de notre escorte nous avaient, eux aussi, cédés. Aliénor attendit à peine que le comte se rapproche d’elle pour partir au grand galop sur la route qui, contournant les bâtiments portuaires, l’avait tant de fois auparavant ramenée chez elle. Elle voulait s’y imposer en conquérante, pas en victime. Mais ce n’était pas la seule raison, en vérité. Elle avait bien l’intention de prouver à Salisbury qu’elle était loin d’être fanée.
C’est donc à ses côtés et aux miens, parmi les chevaliers qu’il avait nommés à sa garde rapprochée, dont son fils Patrice et son neveu Guillaume le Maréchal, que, bravant les traits cinglants de la pluie, elle fit son entrée à Woodstock. Et si, en descendant de cheval devant le labyrinthe des jardins du castel, elle fut moins à son avantage qu’elle ne l’aurait dû, aucun ne se gaussa en apprenant sa chevauchée. Car Aliénor le savait. On ne remporte pas une guerre avec des atours princiers, mais par le panache, le courage et la vitalité. Qualités qu’elle avait décidé d’imposer dès son arrivée. On l’avait crue finie, au tombeau ? Lorsque la cour, lui offrant haie d’honneur, se courba révérencieusement pour escorter ses pas humides jusqu’aux trônes, Aliénor savait que plus aucun n’y songeait. Pour autant, sous ce mantel trempé qui la faisait ressembler à un animal mouillé, Aliénor avait fourbi ses armes mondaines. Parvenue en haut des marches de l’estrade, tournant toujours dos à ses gens et le regard soulignant narquoisement le portrait de son époux au mur, elle me laissa dégrafer sa chape
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