Le règne du chaos
fut ligoté. Il était entré à Deddington en grand seigneur ; il le quitta en vulgaire félon, ne portant qu’une chemise de nuit tachée, couronné d’épines, pieds et mains liés. Un des hommes de Warwick, arborant le tabar et l’écu frappés des armes naguère glorieuses de Gaveston, mais à présent ternis et déchirés, le précédait. Notre vainqueur, pour prévenir toute tentative de secours, décida que nous nous rendrions tout droit et sans muser sur ses terres, dans sa puissante forteresse de Warwick. Pembroke et le roi ne tarderaient pas à apprendre la nouvelle et Warwick n’avait pas l’intention de se laisser prendre au piège.
Pendant le trajet on nous tint éloignés de Gaveston. Le cortège entier était encadré par les soldats de Warwick, cavaliers et piétaille chassant des grand-routes, des chaussées ou des champs alentour les voyageurs, les curieux, tous ceux qui approchaient à moins d’une portée de flèche. Gaveston était sans cesse maltraité. Une nuit, on le força à dormir dans un fossé, la suivante dans une fosse, bien garrotté. Le favori acceptait désormais l’inévitable. Ayant recouvré sa dignité, il ne quémandait ni pitié ni la plus petite faveur. Quand nous fûmes parvenus à Warwick, le comte le fit descendre de la rosse et le contraignit à parcourir à pied les rues qui menaient au château. Les hérauts avaient convoqué les habitants afin qu’ils soient témoins de son humiliation. Warwick passa une corde autour de la taille de son prisonnier et fit une entrée solennelle dans la ville, le royal favori, tête et pieds nus, titubant derrière lui. Des hérauts, des trompettes, des porteurs de drapeaux précédaient le comte alors que les armes de Gaveston étaient portées par un mendiant, un fol qui imitait la démarche chancelante du malheureux, faisant naître ainsi d’autres rires et facéties. On lançait sur le captif de la boue, du fumier, des déchets de tout genre. Des trompes sonnaient, des cornemuses gémissaient. Enfin, comme pour nous avertir de ce qui allait venir, juste avant que nous sortions de la foule pour monter la colline vers le portail du manoir, Gaveston dut s’arrêter entre deux gibets fourchus – chacun chargé de l’immonde dépouille d’un coquin pendu – de part et d’autre de la route. Il fut contraint de faire soumission aux deux cadavres au son aigre des cornemuses et sous les hurlements injurieux. Puis le cortège repartit. Une fois dans la forteresse, Warwick enferma Gaveston dans les oubliettes en faisant la remarque mordante que celui qui l’avait traité de chien était maintenant bel et bien enchaîné. Il nous donna, à Demontaigu, Dunheved et moi, trois chambres poussiéreuses en haut du donjon. Son message était assez clair : « Restez si vous le désirez, mais vous n’êtes en aucun cas des hôtes honorés. » Le lendemain matin, en sortant de la messe célébrée par Dunheved dans la petite chapelle du manoir, nous nous heurtâmes à un groupe d’écuyers de Warwick. Ils apportaient un message de leur maître : personne n’aurait le droit de voir le prisonnier et il vaudrait mieux que nous décampions. L’avis était une menace voilée. Je profitai de l’occasion pour essayer de persuader Demontaigu et Dunheved que Warwick ne me ferait pas de mal, mais qu’il valait mieux qu’ils s’en aillent et gagnent York sans tarder pour informer les souverains. D’abord le dominicain hésita. Quant à Bertrand, il s’inquiétait pour ma sécurité. Je rétorquai que si j’étais seule et vulnérable, Warwick, peu désireux d’encourir les foudres de la reine, prendrait des précautions particulières pour qu’il ne n’arrive rien de fâcheux. Dunheved en tomba d’accord. Il avait changé depuis que nous avions quitté Scarborough. Il était plus réservé, semblait préoccupé, égrenant sans arrêt son chapelet et priant en silence. Il promit qu’il irait en premier lieu dans un couvent dominicain voisin, où il pourrait demander à ses frères de surveiller ce qui se passait à Warwick et d’apporter toute l’aide qu’ils pourraient. Une fois la décision prise, il se leva de son siège dans la cuisine. Il me serra la main, nous échangeâmes le baiser de paix et il s’en alla sans un mot de plus. Je le suivis jusqu’à la porte et le regardai traverser en hâte la cour supérieure vers le grand donjon.
— Bertrand, dis-je par-dessus mon épaule, je veux que vous quittiez ces lieux,
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