Le rêve de Marigny
concours ? Vous rappeliez à l’instant l’échec de celui que la ville de Paris avait initié. N’est-ce pas une manière un peu ancienne de procéder ? Le dernier concours avant celui de 1748…
— Était celui de l’aile orientale du Louvre.
— L’affaire avait été difficile.
— Si difficile que le travail n’a jamais été entrepris ! Mais ce concours à l’ancienne montre précisément qu’à nouveau on accorde à l’architecture de la ville une place de premier rang. Songez aussi que par cette initiative c’est le roi, et non la ville qui reprend le commandement de l’opération.
— Quand les architectes doivent-ils présenter leurs projets ?
— J’avais proposé Pâques.
Jeanne approuva d’un hochement de tête.
— Messieurs les architectes jugent que le temps accordé est trop court. J’espère qu’ils auront rendu leur ouvrage pour le mois de mai.
— Au moins on a une date. Les choses avancent.
— Il faudra ensuite trouver l’argent.
Jeanne resta un moment songeuse, puis revint à la charge plus calmement.
— C’est un beau projet, petit frère, plus tôt il verra le jour, mieux ce sera.
— C’est un très beau projet, un très grand projet. C’est pourquoi il faut prendre le temps de le définir.
Jeanne était aussi consciente qu’Abel de la pesanteur des choses. La guérison miraculeuse du roi datait de 1743, le projet de la statue s’était révélé en 1748, et on était en 1753. Il avait fallu dix années pour en arriver seulement aux prémices de la réalisation. Une seule chose était certaine : Abel avait pris à bras-le-corps le projet qui lui tenait tant à cœur. Elle retrouva son sourire et oublia le Directeur des Bâtiments pour ne plus voir que le petit frère.
— Je pars ce soir à Bellevue pour quelques jours. Viendrez-vous ? Alexandrine y est déjà. Elle se languit de son petit oncle et dit que vous la négligez.
La remarque ramena un sourire sur le visage d’Abel. Il aimait sa nièce à la folie, comme il pourrait aimer ses propres enfants si un jour… mais il n’y songeait pas ! Le célibat lui convenait, sa nièce ferait un jour une parfaite héritière. Que pouvait-il refuser à Alexandrine ?
— Je viendrai, dit-il.
Vandières marchait à grands pas en direction du Louvre. Ce n’était pas un homme à faire atteler pour de menus trajets, il en était persuadé : c’est à pied qu’on découvre Paris. Découvrir n’était pas le mot qui convenait pour ce qui en était du nouveau Directeur des Bâtiments. Il arpentait le pavé de cette ville depuis sa jeunesse, sa vie s’y était inscrite. Le danger pour lui était là. Voit-on encore ce qu’on est supposé connaître ? L’œil s’habitue, même aux désagréments. Son regard sur Paris pourtant était transformé depuis qu’il avait la charge de la ville et que dans la théorie il pouvait changer ce qui devrait l’être. Dans la théorie seulement. Pour entreprendre des travaux d’urbanisation il fallait de l’argent, beaucoup d’argent. Il avait attentivement consulté l’historique des budgets des Bâtiments, quatorze millions de livres en 1685, un million et demi dans l’état présent, et tant de postes de dépenses, tous aussi justifiés. Tous les jours il fallait faire des choix et tous les jours sacrifier quelque chose. Tant de bâtiments à entretenir, à réparer, à tenter de tenir debout tant bien que mal, mais on ne pouvait pas tout y consacrer, il était impératif aussi de construire, il fallait léguer aux temps qui allaient venir un patrimoine enrichi.
Absorbé dans sa réflexion il avait atteint la rue des Poulies qui longeait le vieux Louvre. Le problème quiétait le sien commençait là. Il laissa son regard s’attarder sur le consternant spectacle que la rue lui offrait. Les baraques du Louvre s’appuyaient au mur du vieux palais, en désordre, de guingois, édifiées au hasard de besoins anciens, récupérées au fil des générations, certaines à demi ruinées mais toujours occupées par une population hétéroclite qui n’avait d’autre justification à être là qu’une habitude si ancienne qu’elle était admise comme un mal inévitable. Il pénétra dans la cour carrée, c’était pire. Comme tous ceux de sa génération, et des générations précédentes il avait toujours vu les baraques du Louvre. Tout Paris y était habitué ! Comment peut-on s’accoutumer à la laideur, à la saleté ? Il fallait faire
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