Le roi d'août
faisant monter les prix de denrées distribuées avec parcimonie. Bien des chevaliers avaient mangé leur cheval. Nobles ou non, bien des hommes étaient morts des épidémies qu'engendrait la disette – ou de celles que déchaînait la proximité des charniers, car quoique manqués, les assauts n'en étaient pas moins meurtriers. Des secondes, les Mahométans n'étaient d'ailleurs pas à l'abri, et elles les avaient parfois contraints à reculer leurs positions.
Bref, on mangeait peu, on mourait beaucoup et on n'avançait guère.
Durant l'hiver, le siège s'était enlisé, dans tous les sens du terme, en raison des pluies diluviennes qui s'abattaient sur la Palestine après la sécheresse absolue de l'été. À ce moment, puisqu'ils ne pouvaient se battre, les deux camps avaient noué des relations, organisant des jeux, s'accueillant mutuellement, allant parfois jusqu'à fraterniser en attendant de se casser la tête un peu plus tard. Des Croisés désespérés par la faim avaient même déserté pour rejoindre l'armée de Saladin, préférant la conversion à l'inanition.
Sur ces entrefaites, un coup de théâtre nullement militaire était venu compliquer encore les choses. Sibylle, la femme de Gui de Lusignan, avait succombé à une maladie. Puisque c'était elle qui détenait de fait les droits au trône de Jérusalem, ces derniers revenaient non à son époux, simple prince consort, mais à sa sœur Isabelle. Telle était du moins l'opinion du parti de Conrad de Montferrat, dont l'influence allait croissant. Puisque ledit parti comptait dans ses rangs évêques et archevêques, il n'avait eu aucun mal à faire annuler le mariage d'Isabelle, à qui on avait fait épouser le bouillant Conrad.
Jérusalem disposait à présent de deux rois en puissance qui se détestaient et entraînaient leurs partisans respectifs dans leur conflit.
C'était au sein de cette atmosphère tendue que Philippe avait débarqué devant Acre, à la fin d'avril, suivi au début de juin par un Richard en apparence bien peu pressé d'accomplir son vœu.
« Après la chute de Jérusalem, les Francs se sont habillés
de noir, et ils sont partis au-delà des mers afin de demander aide et
secours dans toutes les contrées, notamment à Rome la Grande. […] Émus, les Francs se rassemblèrent, y compris les femmes, et
ceux gui ne pouvaient venir payèrent les frais de ceux qui allaient
se battre à leur place. […] Les motivations religieuses et psychologiques
des Francs étaient telles qu'ils étaient prêts à surmonter
n'importe quelles difficultés pour arriver à leurs fins. »
Ibn al-Athir, L'Histoire Parfaite
3
Richard Plantagenêt, depuis trois jours, ne ressemblait plus guère au valeureux guerrier qu'il se plaisait à incarner, En proie à une faiblesse générale, incapable de se lever, il se plaignait d'intenses maux d'entrailles et d'une soif impossible à étancher. Des nausées perpétuelles l'empêchaient d'absorber autre chose que de l'eau, et encore la rejetait-il souvent aussi vite qu'il l'avait bue. La fièvre qui l'habitait, en outre, le secouait de frissons violents.
Les médecins parlaient de « léonardie », une affection qu'ils connaissaient mal, quoique le roi d'Angleterre ne fût pas, loin de là, seul à en souffrir, et contre laquelle ils ne possédaient pas de remède-miracle. Soit on en mourait, soit on s'en remettait, voilà tout ce qu'ils savaient, ce qui était peu. Richard, robuste, s'en remettrait probablement, mais nul ne pouvait dire quand.
En dépit de sa maladie, il demeurait retors. Philippe en fit l'expérience lorsque, maîtrisant sa colère, il alla le trouver pour l'informer des désastreux combats de la journée. Quand il pénétra sous la tente au centre de laquelle reposait son allié sur une litière, demi-nu, trempé de sueur, hirsute, la barbe humide parsemée de vomi, et n'ayant pas même la force de chasser les insectes qui tournoyaient autour de lui, il comprit l'inutilité de sa démarche : tous ses proches entouraient Richard, du persiflant clerc Ambroise aux frères de Lusignan, lesquels lui avaient sûrement fait un rapport circonstancié des événements. Sans se priver d'accabler le roi de France.
Il régnait sous le pavillon une forte odeur de transpiration rance et de déjections, à laquelle se superposait le faible mais omniprésent parfum de charogne qui imprégnait tout le camp. Le malade naviguait entre éveil et sommeil, mais la fièvre, quand il était
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