Le seigneur des Steppes
amertume combien de
saisons encore ils tiendraient.
Kachium s’approcha à cheval et annonça en sautant à terre :
— Les hommes sont prêts. Temüge n’arrive plus à trouver
un dernier détail à régler pour les agacer encore, loués soient les esprits. Souffleras-tu
dans le cor ?
Gengis regarda la corne luisante accrochée au cou de son
frère, secoua la tête.
— Je vais d’abord dire au revoir à mes fils. Amène-les-moi.
De la main, il montra la couverture étendue sur le sol, l’outre
d’arkhi et les quatre coupes. Kachium s’inclina, remonta en selle, passa au
galop entre les carrés de guerriers. Le chemin était long car, pour chaque cavalier,
il y avait deux remontes et toutes les bêtes étaient regroupées en un vaste
troupeau dont les renâclements et les hennissements retentissaient dans le
matin.
Gengis attendit patiemment que son frère revienne avec Djötchi,
Chatagai et Ögödei. Kachium laissa les garçons approcher de leur père et, du
coin de l’œil, les regarda s’asseoir tous les quatre en tailleur sur la
couverture grossière. En silence, le khan servit à chacun une coupe d’eau-de-vie ;
ils la prirent dans la main droite, la gauche enserrant le coude pour, selon la
coutume, montrer qu’ils ne tenaient pas d’arme.
Gengis les inspecta et ne trouva rien à redire à leur tenue.
Djötchi portait une armure neuve, un peu grande pour lui. Chatagai avait revêtu
celle dont son père lui avait fait cadeau. Seul Ögödei, trop jeune pour mériter
une armure de guerrier – dont l’armée mongole avait récupéré un grand
nombre à la passe de la Gueule du Blaireau –, portait le deel capitonné traditionnel. L’enfant regarda la coupe d’arkhi avec appréhension
mais but comme les autres sans grimacer.
— Mes petits louvets, dit Gengis avec un sourire. Vous
serez des hommes quand je vous reverrai. Avez-vous parlé à votre mère ?
— Oui, répondit Djötchi.
Gengis le regarda et s’étonna de l’hostilité qu’il lut dans
les yeux du jeune garçon. Qu’avait-il fait pour la mériter ?
— Vous ne serez pas des princes, loin de ce camp, les
prévint-il. J’en ai donné instruction à vos généraux : pas de traitement
de faveur pour mes fils. Vous connaîtrez le sort de n’importe quel autre guerrier,
et quand vous serez appelés à vous battre, il n’y aura personne pour vous
protéger à cause de ce que vous êtes. Vous comprenez ?
Les paroles de leur père parurent doucher leur enthousiasme.
L’un après l’autre, ils hochèrent la tête. Djötchi vida sa coupe et la reposa
sur la couverture.
— Si vous êtes promus officiers, continua le khan, ce
sera uniquement parce que vous vous serez montrés plus prompts à réfléchir, plus
talentueux et plus courageux que vos camarades. Nul n’a envie d’être commandé
par un idiot, même un idiot qui serait mon fils.
Il marqua une pause pour leur laisser le temps de se
pénétrer de ses propos et posa les yeux sur Chatagai.
— Toutefois, vous êtes mes fils et j’attends de vous
que vous vous montriez à la hauteur de votre lignée. Les autres guerriers
penseront à la prochaine bataille, ou à la dernière. Vous, vous penserez au
peuple que vous mènerez. J’attends de vous que vous trouviez des hommes à qui
vous pourrez faire confiance et que vous vous les attachiez. Soyez plus
exigeants et plus durs envers vous-mêmes qu’envers n’importe qui. Quand vous
aurez peur, cachez-le. Personne ne le saura et la cause de votre peur passera. On
ne se souviendra que de votre conduite.
Il y avait tant à leur dire et qui d’autre que leur père
pouvait leur apprendre à régner ? C’était son dernier devoir envers ses
fils, avant qu’ils deviennent des hommes.
— Lorsque vous serez fatigués, n’en parlez jamais, les
autres vous croiront en fer. Ne laissez aucun guerrier se railler de vous, même
pour plaisanter. Les hommes plaisantent pour voir qui a le cran de faire front.
Montrez-leur que vous ne vous laissez pas effrayer, même si vous devez vous
battre pour cela.
— Et si c’est un officier qui se gausse de nous ? demanda
Djötchi.
— J’ai vu des hommes tenter de détourner les moqueries
avec un sourire, ou baisser la tête, ou même se livrer à des facéties pour que
les autres rient encore plus fort. Si vous vous conduisez ainsi, vous ne
commanderez jamais. Acceptez les ordres qu’on vous donne mais gardez votre dignité.
Il réfléchit un moment avant de
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