Le souffle de la rose
Il s’agissait,
selon elle, de la plus éclatante gratitude, de la plus totale allégeance qu’elle
puisse Lui manifester.
Annelette soupira de contentement : la joute commençait
et elle serait impitoyable. Elle opposerait toute sa science, tout son esprit,
tout son dédain pour la superstition à la malfaisance habile de son adversaire.
Un frisson d’euphorie la parcourut : quand s’était-elle sentie aussi
libre, aussi puissante ? Sans doute jamais.
Elle entreprit de descendre tous les sacs de plantes séchées
et pilées, toutes les fioles et jarres de macération, de décoction, d’esprits,
d’extraits qu’elle avait préparés durant le printemps et l’été. Elle posa sur
le rebord de l’alveus de pierre une mince ampoule scellée d’un bouchon de cire
brunâtre dont elle aurait l’usage sous peu, puis sépara le reste de ses remèdes
en deux monticules sur la grande table. À gauche, les préparations qui ne
pouvaient se révéler létales aux quantités qu’un enherbeur verserait dans un
plat ou un breuvage : les feuilles séchées de sauge, de romarin, de thym,
d’artichaut, de menthe et de mélisse, tant d’autres que l’on utilisait aussi
bien pour relever les mets que pour guérir de communes affections. À droite,
les intoxicants qu’elle remettrait à Éleusie afin que celle-ci les conserve en
lieu sûr. Étrangement, le contenu de la fiole renfermant la liqueur de racines d’aconitum napel- lus,
qu’elle destinait aux inflammations congestives, aux douleurs diverses et à la
goutte, n’avait pas décru. Où donc la meurtrière s’était-elle procuré l’aconit
avec lequel elle avait empoisonné Adélaïde ? À moins d’envisager qu’elle n’eût
conçu son plan de longue date et dérobé la liqueur l’année passée. Annelette
examina ensuite avec grande attention les lettres brodées de rouge afin de
signaler la dangerosité du contenu des sacs de toile, se demandant sur lesquels
se porterait son choix si la mauvaiseté l’habitait. Son regard s’arrêta sur les
poches renfermant les feuilles pilées de digitalis purpurea [42] , qu’elle réservait au traitement de l’hydropisie et aux essoufflements de cœur,
celles de conium
maculatum [43] , qu’elle utilisait afin de lutter contre les névralgies et les menstrues
douloureuses, et la poudre de taxus baccata [44] , qu’elle additionnait à des
poignées de blé afin d’éradiquer les mulots qui vandalisaient leurs granges. La
légèreté de cette dernière l’alarma. Elle se précipita vers le lutrin sur
lequel était posé son grand registre. Elle y consignait tout le détail de ses
prescriptions, et calculait à la fin de chaque semaine le poids devant rester
dans chaque sac. Sa provision de taxus baccata devait
être d’un marc*, une once* et trois gros [45] *.
Elle fonça vers la balance et vérifia le poids du sachet. Il pesait à peine un
marc et huit gros. Il y manquait donc environ cinq gros [46] de poudre d’if, de quoi tuer un
cheval, donc un homme, donc une religieuse. Quelle était la prochaine proie ?
Elle se morigéna : elle réfléchissait à nouveau à l’envers. Deux
possibilités s’affrontaient. Dans l’une, leur ennemie appartenait au clan de l’ombre,
à celui qui bagarrait pour faire éteindre leur quête. Si tel était bien le cas,
deux obstacles majeurs se dressaient devant l’empoisonneuse : elle et
Éleusie de Beaufort. L’autre possibilité était plus banale, mais tout aussi
mortelle : il s’agissait d’une haine ou d’une jalousie personnelle. En ce
cas, l’identité de la prochaine victime était plus ardue à déterminer. Une idée
lui traversa l’esprit, et elle consulta à nouveau son registre, vérifiant les
dernières dates de pesées. Une de ses improbables suspectes s’évanouit tout à
fait : Jeanne d’Amblin. La poudre d’if ne pouvait avoir été subtilisée qu’au
cours des deux jours ayant précédé le meurtre d’Adélaïde, c’est-à-dire lors d’une
des tournées extérieures de Jeanne. Quoi qu’il en fût, le choix du toxique
était habile : il n’existait aucun antidote. L’intoxication commençait par
des nausées, des vomissements, puis survenaient des tremblements, des vertiges.
Le coma s’installait ensuite rapidement et la victime décédait. Cette
découverte confirmait les déductions d’Annelette : la meurtrière était
versée dans l’art des poisons... À moins qu’elle ne fût judicieusement
conseillée, mais par
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