Le souffle de la rose
qui ?
Réfléchir, se donner les moyens de lutter. La poudre d’if
étant amère, elle ne pouvait passer à peu près inaperçue que dans une
préparation très sucrée et très épicée. Un gâteau. Ou alors, comble de
raffinement criminel, dans une autre potion médicamenteuse connue pour son
amertume. Ainsi la destinataire du breuvage empoisonné ne s’étonnerait-elle pas
de son goût déplaisant.
Annelette continua sa tâche durant une bonne heure,
entassant fioles et sacs de substances létales dans un grand panier,
intervertissant les autres. La sauge se retrouvait dans le sachet des feuilles
d’aconit, le chardon Marie dans celui de la digitale, et la verveine officinale
dans la poche réservée au daphne mezereum [47] , ce ravissant
arbrisseau à fleurs roses odorantes dont trois petites baies suffisaient à tuer
un verrat. Si la meurtrière y avait recours, elle pourrait se vanter d’avoir
apaisé la toux, la colique ou les courbatures de sa prochaine victime.
Un sourire naquit sur les lèvres d’Annelette Beaupré. Elle
passait à l’étape ultime de son plan. Elle tira le linge qui recouvrait le
cageot d’œufs qu’elle avait prélevés du poulailler en se cachant de la sœur
gardienne des viviers et de la basse-cour. La pauvre Geneviève Fournier
risquait une crise d’apoplexie lorsqu’elle découvrirait que quinze de ses
poulettes chéries n’avaient pas pondu. Elle voyait dans le compte des œufs qu’elle
ramassait chaque matin la démonstration de l’efficacité de ses bons soins aux
volailles et de l’amabilité du Seigneur à son endroit. Plus les volatiles
pondaient, plus elle se rengorgeait, finissant par ressembler elle-même à une
grosse dinde satisfaite. Annelette serra les lèvres en se réprimandant :
certes, elle était peu charitable. Geneviève Fournier était une sœur charmante,
mais ses digressions sur la nécessité de chanter des cantiques aux poules, aux
oies et aux dindons afin qu’ils forcissent pour finir sur leur table, gavaient
la sœur apothicaire à l’instar des canards auxquels Geneviève entonnait le
grain dans le bec.
Un bruit étouffé provenant du dehors lui fit lever la tête.
Il était bien après complies*. Qui pouvait se trouver encore debout à cette
heure nocturne ? Elle abaissa les capuchons des deux esconces qui l’éclairaient
et se rapprocha de la porte de l’herbarium. Le bruit reprit, écho d’un pas qui
se voulait furtif sur le gravier d’une des allées en croix qui séparaient les
carrés de plantes médicinales. Elle tira brusquement le battant, pour se
retrouver nez à nez avec Yolande de Fleury, la sœur grainetière, l’une de ses
suspectes, car qui mieux qu’elle pouvait se procurer des grains de seigle
contaminés ? La femme rondelette devint blanche comme un spectre et plaqua
la main sur son cœur. Annelette exigea d’un ton menaçant :
— Ma sœur, que faites-vous ici à cette heure où toutes
sont couchées ?
— Je... bafouilla l’autre, le rouge avivant ses joues.
— Vous ?
Yolande de Fleury déglutit avec peine et sembla chercher
très loin l’explication de sa présence en ces lieux :
— Eh bien... Une aigreur de ventre... m’a prise juste
après le souper et je...
— Et vous êtes compétente pour rechercher le remède qui
la soulagerait ?
— Le prunellier me...
Annelette la coupa d’un ton acide :
— Le prunellier est recommandé dans de nombreux
troubles. Il est diurétique, laxatif, dépuratif, et se révèle précieux pour
traiter les furoncles. Auriez-vous des furoncles, ou de l’acné de jouvencelle,
ma sœur ? Quant à l’acidité de ventre... le chardon Marie, la petite
centaurée et l’absinthe eussent été préférables. Bref, nombre de simples, sauf
le prunellier. Je repose donc ma question : que faisiez-vous ici ?
Yolande força un rire peu convaincant et déclara :
— J’avoue que mon prétexte était bien peu habile.
Toutes ces histoires, la mort affreuse de notre pauvre Adélaïde, m’ont
tourneboulée. J’avais besoin d’air, de réfléchir...
— Vraiment ? Or donc, en dépit des centaines d’arpents*
qu’occupe notre abbaye votre « aération » ne se peut concevoir qu’aux
portes de l’herbarium ?
Il sembla à Annelette que l’autre s’effondrait davantage et
qu’une crise de larmes s’annonçait. Toutefois, quelque chose dans son attitude
pourtant coupable la persuada que Yolande de Fleury ne rôdait pas ici pour
prélever
Weitere Kostenlose Bücher