L'Église de Satan
sentiments éclatants, mais profanes, que lui
inspirait la jeune Espagnole. Durant tout le temps qui avait précédé cette
homélie, Escartille, installé à l’autre bout de la salle des Musiciens, lui
avait adressé des sourires ; elle accueillait maintenant ces œillades avec
amusement, considérant, sans doute, que cela ne l’engageait pas encore au-delà
de la dignité de son rang. Quant à Don Antonio, il veillait au grain.
Escartille ne connaissait des cathares que ce
qu’il avait accepté de retenir. Il en avait rencontré, à Puivert et ailleurs. Il
savait qu’ils ne mangeaient ni viande, ni œufs, ni aucun produit de nourriture
animale ; qu’ils voyaient en ce monde l’œuvre du démon ; que leur
seule arme était le verbe, dont ils usaient dès qu’ils en avaient l’occasion
face au clergé catholique, lors de ces multiples débats contradictoires qui
avaient fleuri en Occitanie depuis plusieurs années. Le père d’Escartille, Étienne
de Puivert, oublié de toute gloire, avait confié son fils unique à un
catéchumène de premier ordre avant de mourir ; et le jeune troubadour
remplissait aujourd’hui ses devoirs comme il était convenu. Il avait conservé
de ses lectures bibliques des images grandioses qui savaient l’émouvoir, et
dont il s’inspirait parfois pour ses chants. Il voyait la mer Rouge s’écarter
devant Moïse, David terrasser Goliath, Dalila couper les cheveux de Samson, le
Christ rédempteur porter la croix du calvaire. Il devinait là l’occasion de
poésies sublimes et de paraboles édifiantes. Dieu évoquait pour lui un
vieillard aimant, à la barbe fleurie, qui n’était pas sans lui rappeler son
père. Mais il ne s’était jamais vraiment préoccupé d’argutie théologique, et s’il
croyait, en bon chrétien, à la grâce et aux turpitudes de l’enfer, à la
guérison des paralytiques et à la lutte céleste entre les anges et le Dragon au
jour du Jugement Dernier, son Église à lui était une Église d’amour. Lorsqu’il
s’agenouillait, lorsqu’il levait les yeux vers la croix, c’était pour nouer un
dialogue avec son propre cœur, essayer de percer l’énigme de la souffrance des
autres, sans mesurer un seul instant à quelles extrémités le catharisme risquait
de conduire sa chère Occitanie. Et ce soir-là, la prédication du cathare ne
trouvait de couleur mystique que parce qu’elle était présente – Louve, la seule
et unique.
À présent que la voix du cathare emplissait la
pièce, Escartille ne la quittait plus du regard. Il réussit enfin à capter son
attention. Pour la première fois, le troubadour crut lire en elle un véritable
élan d’amour. Oui, elle le fixait, non plus comme le jeune homme turbulent qui
se pressait autour d’elle ; mais comme un être qu’elle désirait. Je
vous aime, murmura Escartille. Devina-t-elle ces mots, venus mourir sur les
lèvres du troubadour ? Sans doute, car sa bouche trembla ; ce
chuchotement sembla les unir en secret. Troublée, Louve chercha un mouchoir.
Je vous aime.
Elle se tourna de nouveau vers le cathare, mais
avait perdu le fil de ce discours. Elle s’en moquait. Escartille, lui, ne
savait que penser, alors qu’un tourbillon d’émotions lui étreignait le cœur. Son
œil malicieux, ses vêtements colorés, sa tunique tantôt verte comme les
pommiers des jardins, tantôt rouge comme le couchant, sa voix claire aux
tonalités insolentes, tout manifestait en lui la sève de la jeunesse. Et ce
soir, il fallait qu’elle éclate encore, qu’elle éclate enfin.
Pour elle.
Lorsque le cathare eut terminé, il fut
invité à un repas frugal, en présence des seigneurs du château. Louve ne devait
pas y participer, soit qu’elle eût prétexté quelque indisposition, soit que Don
Antonio lui eût ordonné d’aller se coucher. Elle se rendit dans les jardins, à
la tombée de la nuit. Escartille s’y glissa à son tour pour la rejoindre. Emmitouflé
dans un ample manteau, son chapeau sur la tête, il resta dans l’obscurité à la
contempler. Il observait son profil qui se découpait sous l’astre lunaire ;
elle se tenait à moitié assise contre l’un des balcons et jouait de son
éventail. Elle semblait pensive. La voir ainsi sans se montrer permettait à Escartille
de goûter un plaisir sans mesure. Ses longs voiles blancs glissaient autour d’elle,
dans la brise de printemps. Son visage renvoyait les ombres des flambeaux
allumés autour du château. Oui, c’était elle,
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