L'Église de Satan
Décidément, mon cher
Philippe, une seule vie ne suffit pas. Il nous faudrait le temps d’apprendre
toutes ces langues, de décrypter le sens de chacune de ces civilisations, et de
passer quelques douzaines d’existences supplémentaires au même endroit pour en
venir à bout…
Ainsi, grâce à cette passion de tous les
instants qui anime sa vie, l’archiviste n’a cessé de nourrir son intellect d’une
érudition encyclopédique, qui correspond chez lui à un besoin vital. Sur ce
terrain, nous sommes battus à plate couture ! Il saute des romans aux
essais philosophiques en passant par le théâtre, les recueils de poésie, la
critique d’art, les livres d’histoire, d’astronomie, de musique, de géométrie, de
sciences naturelles, les récits de grandes découvertes et de grands voyages. Tout
ce qui lui tombe sous la main est prétexte à une rapide mais inlassable
digestion.
Sorti de notre enfer, il éprouve aussi de
grandes satisfactions à se pencher sur d’autres manuscrits : c’est une
drôle de chose que de le regarder, cassé en deux par-dessus l’écriture de
Descartes, Hugo, Flaubert et consorts, cherchant à discerner dans leur
calligraphie l’énigme de leur génie. Il sonde avec recueillement les Pensées de Pascal, jubile devant l’enchaînement chaotique de ces signes enchevêtrés, jansénistes
et tourmentés, rassemblant d’un trait une vérité universelle ; il se meurt
d’amour pour les rondeurs des O, des L et des M des lettres de M me de Sévigné,
dont il croit entendre la voix fraîche, venue lui restituer d’un seul coup la
vie de cour, de salon et de province d’un siècle enfui ; il voudrait l’embrasser
par-delà le temps, lui dire ses regrets de ne pas l’avoir connue. Il vibre aux
accents de Télémaque, accuse avec Zola, suspend le temps dans le sillage
d’une brise légère, au-dessus du Lac de Lamartine ; il suit et
recopie chaque lettre du morceau qu’il choisit, interroge la personnalité de
leur auteur, déploie les ressources minutieuses des graphologues les plus
éminents pour trouver le Graal de la beauté littéraire. Il rêve, Philippe !
Il rêve et rien de semblable sur terre ne peut lui apporter davantage d’émotion.
Tout ce travail n’est pas vain, car l’univers
entier l’ignore, mais notre archiviste prépare lui-même sa grande œuvre, dans l’ombre
chaude de ces milliers de couvertures. C’est une monumentale Anthologie de
la Poésie française. Il en a d’ores et déjà ébauché les grandes lignes. Depuis
quelque temps, il s’est mis à relire l’ensemble des petits cahiers rouges où il
a consigné ses notes, et il prévoit d’y ajouter le fruit de nouvelles
réflexions, accumulées par sédiments successifs dans les strates géologiques de
sa conscience. D’après ses premiers calculs, l’ Anthologie regroupera
environ trois mille cinq cents pages, et il y livrera le compte rendu de ses
trente-trois ans de copulations frénétiques avec la littérature. Autant dire
que par là, il se livrera lui-même totalement. Il voit dans l’accomplissement
futur de ce chef-d’œuvre la plus parfaite résolution du sens de sa vie.
Allons ! Assez disserté sur l’archiviste.
Notre homme est venu me trouver il y a quelques heures pour m’apporter deux
livres qui pourraient nous aider dans nos recherches. Sans doute en as-tu déjà
entendu parler. Le premier est le Traité cathare de Bartholomé. Le
second est plus fameux : il s’agit d’un autre traité, de Jean de Lugio, résumé
par l’un de ses disciples et baptisé Livre des Deux Principes. Je me
suis renseigné rapidement sur cet homme : originaire de Bergame, fils
majeur ordinatus episcopus de Belesmanza de Vérone, de Lugio a divisé
les Albanenses vers 1230 par la rédaction de ce texte, dont l’original a
disparu. L’œuvre de de Lugio a été l’une des fondatrices de la réflexion sur
les doctrines cathares et manichéennes du XIII e siècle. J’ai appris
que, si Eckbert de Schönau reprochait aux cathares de s’être eux-mêmes appelés
les “purs”, le théologien Alain de Lille voyait dans l’étymologie du mot cathare une source latine, de catus , chat, “parce qu’ils baisent le postérieur d’un
chat en qui leur apparaît Lucifer”. Ils étaient les sectateurs du chat, les
chatistes ! Voilà qui est plus perfide que ce simple surnom des “albigeois”
qui, si j’en crois l’archiviste, leur fut donné après la conférence
contradictoire
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