L'énigme des vampires
en avaient l’allure ;
mais en eux, persistait leur esprit d’autrefois. » Seul Euryloque, qui s’est
tenu à l’écart, a échappé au sortilège. Il se précipite donc pour avertir
Ulysse.
Celui-ci se prépare à délivrer ses compagnons. C’est alors
qu’Hermès lui apparaît : il l’avertit des ruses de Circé et lui donne une
herbe merveilleuse qui rendra sans effet sa drogue et ses charmes magiques. Ensuite,
il lui indique le rituel d’un véritable exorcisme : « Circé t’aura
frappé, toi, du long de ta cuisse, tire ton glaive à pointe et, lui sautant
dessus, fais mine de l’occire !… Tremblante, elle voudra te mener à son
lit ; ce n’est pas le moment de refuser sa couche ! Songe qu’elle est
déesse, que, seule, elle a le pouvoir de délivrer tes gens et de te reconduire !
Mais fais-la te prêter le grand serment des dieux que,
t’ayant là sans armes, elle ne fera rien pour te prendre ta force et ta
virilité . » Voilà qui est précis, et entièrement vampirique. La « mante
religieuse » Circé, sous l’apparence de l’amour, épuise le mâle et l’absorbe
ainsi doublement. C’est exactement ce que transcrit Baudelaire dans un poème qu’il
intitule les Métamorphoses du Vampire :
« La femme cependant, de sa
bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu’un serpent
sur la braise,
Et pétrissant ses seins sur le fer
de son busc,
Laissait couler ces mots tout
imprégnés de musc :
— Moi, j’ai la lèvre humide, et
je sais la science
De perdre au fond d’un lit l’antique
conscience…
Je remplace, pour qui me voit nue
et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les
étoiles !
Je suis, mon cher savant, si docte
aux voluptés,
Lorsque j’étouffe un homme en mes
bras veloutés,
Ou lorsque j’abandonne aux
morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et
robuste,
Que, sur ces matelas qui se pâment
d’émoi,
Les anges impuissants se
damneraient pour moi ! »
Le programme est clairement annoncé : ainsi, l’homme-hostie
sait très bien à quoi s’en tenir : libre à lui d’accepter ou de refuser. Mais,
même si les anges sont prêts à se damner pour la femme-vampire, ce qui soutient
l’hypothèse que, dans le texte biblique, les vampires ne sont peut-être pas
ceux qu’on croit, Ulysse, le rusé Ulysse – bien chapitré par Hermès, heureusement !
– ne s’en laisse pas conter. Quand, après avoir constaté l’échec de sa drogue
et de sa baguette magique, Circé invite son hôte dans son lit, « qu’unis
sur cette couche et devenus amants, nous puissions désormais nous fier l’un à l’autre »,
le roi d’Ithaque la rabroue sévèrement : « Quand tu viens m’offrir et
ta chambre et ton lit, c’est pour m’avoir sans armes !… c’est pour m’ôter
ma force et ma virilité !… Non, je n’accepterais de monter sur ta couche que
si tu consentais, déesse, à me jurer le grand serment des dieux que tu n’as
contre moi aucun autre dessein pour mon mal et ma perte. » Et Circé
prononce le terrible serment qui, non tenu, risquerait de lui faire perdre sa divinité.
Moyennant quoi, Ulysse en profite pour obliger Circé à lever le sortilège qui
frappe ses compagnons. On connaît la suite : Ulysse et les siens demeurent
près d’un an chez Circé en toute quiétude : le vampire est lié par son
serment. Et c’est même Circé qui indique à Ulysse la méthode qu’il devra
utiliser plus tard pour l’évocation de l’ombre des morts. Mais si Ulysse n’avait
pas pratiqué cet exorcisme, il se serait retrouvé dans l’exacte situation que
décrit Baudelaire dans la seconde partie des Métamorphoses
du Vampire :
« Quand elle eut de mes os
sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me
tournai vers elle
Pour lui rendre un baiser d’amour,
je ne vis plus
Qu’une outre aux flancs gluants, toute
pleine de pus.
Je fermai les deux yeux, dans ma
froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la
clarté vivante,
À mes côtés, au lieu du mannequin
puissant
Qui semblait avoir fait provision
de sang,
Tremblaient confusément des débris
de squelette,
Qui d’eux-mêmes rendaient le cri d’une
girouette
Ou d’une enseigne, au bout d’une
tringle de fer,
Que balance le vent pendant les
nuits d’hiver. »
Le génie poétique de Baudelaire, exprimé par un vocabulaire
choisi et constamment ambigu, met en lumière l’érotisme morbide – qui était
celui du poète – qui
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