Les 186 marches
de vingt-cinq ans qui terminait ses études à Prague, au moment de l’exécution de Heydrich en mai 1942. Soupçonné de complicité dans cette affaire, il avait été arrêté, condamné à mort, gracié et, enfin, déporté à Mauthausen. Comme il connaissait parfaitement plusieurs langues européennes, il avait été utilisé comme interprète dans les bureaux des officiers S. S. avec lesquels il lui arrivait parfois de converser. Un jour, mis en confiance, il eut avec l’un d’eux une discussion qui lui fut fatale. Il demandait pourquoi les S. S. étaient si cruels envers les déportés. Car, enfin, disait-il, le sort de la guerre n’est pas encore joué ; si l’Allemagne perdait, nous trouveriez-vous humains d’adopter à votre égard l’attitude que vous avez avec nous ?
– Supposer que l’Allemagne pouvait perdre la guerre était un crime qui ne lui fut pas pardonné. Il devait disparaître et il reçut l’ordre de descendre à la carrière pour y être exécuté.
– Nous étions au travail depuis une demi-heure lorsque nous le vîmes apparaître sur notre chantier. Il était en bras de chemise et ses pieds étaient chaussés de claquettes. Il marchait d’un pas tranquille, suivi du kommandoführer et du kapo Helmut (Helmut fut pendant une période chef de camp à Mauthausen. Comme il exécutait sans enthousiasme les ordres donnés par les S. S., il avait été destitué de ce haut poste et ramené au rang de simple kapo. Ce n’était pas un mauvais diable ; il préférait se camoufler dans une baraque pour dormir plutôt que de frapper les hommes de ses kommandos), se dirigeant vers une partie du remblai où était aménagé un sentier qui grimpait vers le mirador.
– Depuis le matin, il pleuvait, une petite pluie qui avait déjà transpercé nos minces vestes. La chemise de Katel était si mouillée qu’elle collait à son corps. Lorsqu’il nous aperçut, il nous fit de la main un geste d’amitié auquel nous ne répondîmes pas : manifester de la sympathie à un homme qui allait être exécuté pouvait entraîner la mort.
– Les trois hommes s’arrêtèrent au bas du remblai.
Ils échangèrent quelques paroles. Et le kommando-führer s’écarta. Helmut et Karel se parlèrent encore un instant. Peut-être le jeune Tchèque donnait-il l’adresse d’un être cher. Tout pouvait être supposé. Puis Helmut lui tendit une cigarette. Il l’alluma sans trembler, recouvrant la flamme pour la protéger de la pluie. Les deux hommes se serrèrent la main et Karel commença à gravir le remblai. Le chemin mouillé était glissant. Il enleva ses claquettes, et se retourna pour les jeter à Helmut. Il nous aperçut de nouveau, nous fit un second salut de la main et reprit son ascension.
– Il s’arrêta au pied du mirador pour parler au S. S. qui devait le fusiller. Il se touchait la nuque en parlant. C’est à cet endroit qu’il demandait d’être atteint. Puis il s’approcha, toujours du même pas tranquille, de la zone interdite, le long des barbelés. Il disparut à nos yeux. Nous vîmes le S. S. faire pivoter son fusil mitrailleur dans la direction qu’il venait de prendre et se penchant pour viser : Tactactac tactac.
– Cinq coups de feu. C’était fini. Nous reprenions notre travail tandis que Negro commençait à gueuler derrière nous. La pluie tombait toujours. Elle avait traversé nos chemises. Nous la sentions couler le long de nos reins, de nos fesses. Nous évitions de nous pencher pour travailler, car nos chemises mouillées se tendaient, se collaient davantage à nos épaules. Chaque nouveau mouvement nous glaçait. Negro s’était recouvert d’un manteau imperméable dont chaque kapo pouvait bénéficier ; ses cris nous emplissaient les oreilles : « Moi also à Argelès, yo estaba sous la plouie. » Nous travaillons ainsi depuis près d’une demi-heure quand au-dessus de nous le fusil mitrailleur craque encore :
– Tactac tactactac.
– Nous levâmes la tête. De nouveau nous aperçûmes Karel. Il titubait les bras écartés, puis se mit à
tournoyer sur lui-même, deux ou trois tours, et s’abattit. Dans le mirador, le S. S. semblait affolé, tandis que Je kommandoführer se précipitait, lui criant de ne plus tirer, Karel étant en dehors de la zone d’exécution.
– La première rafale ne l’avait pas tué. La deuxième l’avait certainement achevé. Étaient-ce nos vêtements, nos vêtements ruisselant d’eau qui nous
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