Les amants de Brignais
je ne te croyais pas destiné.
– Va te faire…, commença le brèche-dent, courroucé.
Mais sur un rire, Bagerant s’en était allé.
Oriabel refit les pansements. « Serrés », dit-elle, « mais point trop ». Elle caressa les fils croisés de la couture à l’épaule dextre. Les lèvres mauves, enflées, suppuraient encore. Elle tendit en se détournant – ce qui fit s’ébaudir dame Mathilde – la chemise et les braies de son époux, puis elle l’aida, rougissante, à passer le surcot et les chausses de bourras qu’il avait portés sous son armure. Le vêtement du torse était taché de sang.
– Ils nous fournissent trop peu d’eau pour que j’aie pu le laver…
– N’aie pas cet air contrit… Ne te soucie de rien : je me sens solide. Un gobelet de vin, une tranche de pain me remettront d’aplomb.
Elle lui recommanda de ne pas s’exposer et ajouta, d’une voix volontairement menue, qu’il serait imprudent qu’il se laissât emporter, une fois de plus, par le mordant de sa nature. Elle ne pouvait réprouver cette âpreté, puisqu’elle lui devait d’être en vie, mais s’il l’exerçait sans discernement contre les hommes de Bourbon et Tancarville et tombait en leur pouvoir, il serait traité comme un malandrin. Et nul ne le sauverait.
Il vit ses lèvres frémir dès ce dernier mot et avant qu’il l’eût réconfortée, des pleurs troublèrent son égard.
Tiercelet s’éloigna et rejoignit dame Mathilde qu’il contraignit à s’asseoir sur un banc, près de lui, face au mur et au plus profond de la chambre.
– C’est un noble et bel amour que le nôtre, mur mura Tristan pendant que la jouvencelle nouait les cordons du col de son surcot.
– Un amour, mon aimé, que peu de filles de ma condition osent rêver et par grand bonheur obtiennent…
– Tu mérites bien davantage que ce que je t’apporte !
Tristan souriait sans envie. En fait, il se sentait accablé de tristesse. Il allait la laisser seule poux combien de temps ? Que pouvait-il lui advenir de mauvais, à lui, en compagnie de Bagerant et de quelques autres hommes de sa trempe ? Verraient-ils dans la docilité qu’il mettrait à les suivre une preuve tangible de sa « loyauté » envers eux ?
– Sois vaillante, m’amie. J’ai des mots d’amour plein le cœur. Je te les dirai quand nous serons vraiment seuls…
Elle semblait, elle aussi, incapable de parler, comme si elle pressentait que des événements horribles se préparaient, qu’ils ne pourraient affronter ensemble. Tristan se tourna un moment vers Tiercelet et vit que dame Mathilde, échappant à la vigilance du brèche-dent, s’était détournée. Le regard de la baronne lui déplut : cette séparation d’avec Oriabel avait tout l’air de répondre à ses prières.
– Je reviendrai en hâte et nous fuirons main dans la main !
Il baisa Oriabel aux lèvres, longuement, chagriné de ne pouvoir lui donner de sa force. Elle s’assit ou plutôt se laissa tomber sur le bord du lit et se mit à sangloter, à trembler tout en le regardant. Son regard émaillé de larmes lui disait et répétait : « Je t’aime », et y plongeant le sien avec une ferveur qu’il n’eût pas cru posséder avant ce moment, il sentit un grand froid s’insinuer en lui et glacer jusqu’aux mots qu’il devait prononcer :
– Ce soir, à la vesprée, je serai de retour.
Il mentait : Bagerant allait prendre son temps. Il était envahi d’une peur superstitieuse contre laquelle rien ne prévalait : ni la certitude qu’il devrait se dissimuler ou se catir pour observer l’armée royale, ni le fait qu’il ne partait pas en guerre. Il avait vécu la désastreuse aventure de Poitiers. Bourbon, qui en avait souffert dans sa chair et son orgueil, ne renouvellerait pas la folie commise là-bas par les maréchaux de France : il ruserait plutôt que d’attaquer en face ; il enverrait au préalable des coureurs intègres et nombreux pour savoir avec exactitude où se tenait l’ennemi et en quelle quantité d’hommes.
Tristan allait embrasser à nouveau son épouse quand Bagerant réapparut, suivi de Nadaillac courbé sous un grand sac.
– Tiens, Sang-Bouillant, il t’apporte ton armure, vêts-la en hâte et rejoins-moi en bas… Allons viens, Face de Mort, laissons-les.
Tiercelet referma la porte et se retourna. Ses traits pensifs se durcirent :
– Que tu sois revenu ou non, Tristan, nous partirons cette nuit. Nous irons à Lyon…
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