Les amants de Brignais
saura bon gré de lui avoir déblayé le terrain… N’oublie pas, Espiote, de m’apporter mon armure et mes vêtements de bourras… Mon épée à quillons contrariés suffira… Contrariés comme Bourbon et Tancarville le seront !
– Et mon harnois à moi aussi, dit Monsac. Et mon brand (312) ! Tu ne manqueras pas de compères pour t’aider à les porter.
– Que tout cela soit bien enfardelé (313) , insista Bagerant, de façon à étouffer les tintements… Tu as saisi, Espiote ? J’exige que ma compagnie se déplace dans un silence de tombeau ! Quand les hommes m’entoureront, même un pet sera puni de mort !… Hâte-toi : chaque goutte de temps perdue dès à présent est une goutte de sang versée par l’un des nôtres… Pars.
Le Bâtard de Monsac, Bagerant et Tristan demeurèrent immobiles et muets, debout, à écouter le pas d’Es piote. Des brindilles craquaient sous ses semelles ; des graviers grésillaient ; ses cuisses, son torse heurtaient des rameaux et froissaient des herbes. Tristan sentait son cœur battre plus fort et son cou devenir trop épais pour son colletin ; son armure lui paraissait d’une rigidité magique. Son être tout entier se dilatait sous l’effet d’une anxiété différente de celle qu’il avait éprouvée avant que n’eût commencé la boucherie de Poitiers. En chevauchant vers Maupertuis, il savait qu’il allait engager sa vie pour une juste cause, d’où une espèce de plaisir, tout de même, dans le proche affrontement des Anglais. Ici, quelque consternant que fussent les chefs de l’armée royale, il se trouvait contraint d’assister aux apprêts d’un assaut nocturne dont il était impuissant à les garantir. Aucun d’eux, sans doute, n’avait envisagé cette cautelle 101 .
– Tu la reverras, se méprit Bagerant. Tu vas vivre une nuit dont tu te souviendras toute ta vie… si tu ne trépasses pas ces jours-ci… Regarde la lune : on dirait une bardiche tirée des braises et chauffée à blanc.
– Je la prendrais plutôt pour un fer de francisque.
– Je m’attendais que tu me contredises… Non, n’avance pas… Recule.
– Et pourquoi ?
– Ton armure est pareille à un gros ver luisant. Qu’on l’aperçoive chez les honnêtes gens et notre dessein serait aussi corrompu que nous le sommes… Hé ! Hé !… Tu souhaitais peut-être qu’ils te voient ?
Il n’y avait rien à répondre.
Tristan ôta son bassinet puis, comme il s’asseyait sur un rocher d’où ses jambes pouvaient pendre, il vit avec déplaisir Bagerant s’approcher : il ne pouvait plus supporter la proximité de cet homme.
– Quand Espiote sera de retour, nous quitterons ces lieux. Ma compagnie m’attend au Bois-Goyet. Nous ferons un large détour pour la rejoindre… Nous vaincrons et, le 10, nous irons à Givors.
– Soit.
– Le 10, c’est bientôt.
La voix changeait d’accent. Bagerant doutait-il ? De quoi ? De mourir avant le 10 ou d’être victime d’une astuce que, tout indigne qu’il fut, il trouverait infâme ?
– Ah ! Tristan, soupira-t-il, pourquoi ne sommes-nous pas des amis ?
– Cesse d’employer cette voix piteuse. Pour obtenir mon amitié, il suffisait que tu me, que tu nous libères. Je sais qu’au fond de toi tu me hais et admires.
Comment eût-il pu exister entre eux cette symétrie d’affection qui existait entre lui, Castelreng, et Tiercelet ? Le mailleur de Chambly, l’ancien Jacques, avait redimé ses actions malsaines. Bagerant ne réprouverait jamais celles qu’il avait commises. Il avait la philosophie du malfaisant et l’orgueil abject du chasseur qui tue par plaisir, non pour vivre.
– Jamais Naudon, nous ne serons compains. Ton cœur est sec et ton âme est plus noire que le fond d’une tombe.
– Défie-toi que je ne t’y envoie si tu penses à te jouer de moi.
Il semblait qu’ils se fussent tout dit. Définitivement.
III
Le grand ciel s’éployait, noir, à peine étoilé, jusqu’aux contreforts des Barolles où cessaient les feux de l’armée royale. Ils inondaient les prés de Sacuny et des Aiguiers. Certains bougeaient, rouges ou jaunes ; d’autres, ceux d’une forge où l’on œuvrait encore, émiettaient des lueurs nacrées qui parfois pétillaient sous les talons des marteaux. On distinguait les mamelons des tentes, les branches et les toisons des arbres ; on entendait mieux qu’en plein jour les cris et les hennissements de cette armée à
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