Les Bandits
terroristes est une guerre
de nerfs autant qu’une guerre d’armes à feu. Celui qui a plus peur que l’autre
perd l’initiative. Le secret de cette carrière unique que fut celle de Sabaté
après 1945, c’était sa supériorité morale sur les policiers, supériorité qu’il
établissait consciemment en marchant
vers
eux chaque fois que c’était possible. Les nerfs des quatre policiers en civil
craquèrent : ils se mirent précipitamment à l’abri, après quoi ils
tiraillèrent de façon désordonnée tandis que Sabaté disparaissait. Lui ne tira
pas un coup de feu.
Il se rendit alors chez lui, ce qui témoigne d’une relative
inexpérience, pour convenir d’un rendez-vous avec son frère Pepe, qui venait de
sortir de la prison de Valence. La maison était déjà surveillée, mais Sabaté n’y
resta qu’un moment – le temps de déposer un message –, sortit aussitôt par la
porte de derrière et s’en alla dormir dans les bois, prenant apparemment la
police de court. Quand il revint le lendemain matin, il flaira l’embuscade, mais
trop tard. Sa route était coupée par deux voitures qui étaient manifestement
des voitures de police. Il continua tranquillement son chemin et les dépassa. Il
ignorait que dans l’une des voitures se trouvaient deux anarchistes qui avaient
été capturés et étaient censés l’identifier. Ils ne le firent pas et Sabaté, sain
et sauf, continua de marcher paisiblement.
Il faut que le héros soit brave, il avait prouvé qu’il l’était.
Il doit faire preuve de ruse et de perspicacité. Il faut aussi qu’il ait de la
chance ou, pour utiliser des termes mythiques, qu’il soit invulnérable. Cela
aussi, il en avait fait la preuve par la façon dont il flairait et déjouait les
embuscades. Mais le héros a également besoin de victoire, or il ne l’avait pas
encore remportée – la mort de quelques policiers mise à part – et, selon des
critères rationnels, ne la remporterait jamais. Mais, selon les critères des
hommes pauvres, opprimés et ignorants dont l’horizon se limite à leur
barrio
[125] ou tout au plus
à leur ville, un hors-la-loi est victorieux quand il est capable de survivre
alors qu’il a contre lui les forces conjuguées des riches, de leurs geôliers et
de leur police. Or, à Barcelone, une des villes où les gens savent vraiment ce
que c’est qu’un rebelle, il ne faisait de doute pour personne que Sabaté en
était capable. Sabaté en doutait moins que tout autre.
Entre 1944 et le début des années 1950, eurent lieu des
tentatives systématiques pour renverser Franco. Des hommes, venus de France, passaient
secrètement la frontière et il y eut des actions de guérilla. Cet épisode n’est
pas très connu, bien que ces tentatives aient été assez sérieuses. Selon les
sources communistes officielles, les guérilleros menèrent 5 371 actions
entre 1944 et 1949, le plus grand chiffre annuel étant atteint en 1947 avec 1 317
actions, et les sources franquistes évaluent à 400 les pertes subies par les
guérilleros dans le sud de l’Aragon, où se trouvait le maquis le plus important [126] . Les guérilleros
opéraient dans pratiquement toutes les régions montagneuses, en particulier
dans le nord et le sud de l’Aragon, mais les guérilleros catalans, qui, à la
différence des autres, étaient presque tous anarchistes, n’avaient pas une
grande importance militaire. Ils manquaient par trop d’organisation et de
discipline et leurs objectifs étaient ceux de leurs cadres, lesquels
pratiquaient une politique de clocher. C’est dans ce genre de groupes
anarchistes qu’opérait maintenant Sabaté.
Les considérations de haute politique, de stratégie et de
tactique ne le touchaient guère. Pour des hommes comme lui, c’étaient là des
notions obscures et irréelles, qui ne prenaient vie que dans la mesure où elles
devenaient symboles d’immoralité. Le monde de Sabaté et de ses camarades était
un monde abstrait, une allégorie de la condition humaine, avec d’un côté des
hommes libres et armés, de l’autre des policiers et des prisons. Entre les deux,
la masse écrasée des travailleurs indécis qui un jour – peut-être demain –, inspirés
par l’exemple de la droiture morale et de l’héroïsme, se dresseraient avec une
puissance majestueuse. Sabaté, ainsi que ses amis, donnait à ses exploits une
rationalisation politique. Il plaçait des bombes dans les consulats de certains
pays d’Amérique latine pour
Weitere Kostenlose Bücher