Les Filles De Caleb
tourna les yeux vers Emilie. Elle émit un gargouillement. Emilie crut qu’elle tentait de parler et colla son oreille près de la bouche de Charlotte, consciente qu’elle prenait la place que la mère de Charlotte aurait dû occuper. Elle entendit une toute petite phrase bien faiblement soufflée.
«C’est l’heure, Charlotte.»
Charlotte expira. Emilie crut s’évanouir et se tourna vers la mère de Charlotte pour lui dire qu’elle croyait bien que c’était fini. La mère de Charlotte s’approcha du corps de sa fille, prit un petit miroir et le lui mit sous le nez. Il n’y eut pas de buée. Elle s’agenouilla et se signa.
Emilie se retira, préférant laisser la famille de Charlotte seule avec son chagrin. Elle s’assit dans la cuisine et regarda Ovila qui était entré discrètement pour l’attendre et la soutenir. Qu’Émilie ait adoré la petite Charlotte n’avait été un secret pour personne.
Émilie tint à passer une partie de son dimanche dans la famille de Charlotte dont le corps était exposé dans le salon. On l’avait déposé dans un angle de la pièce, sur une planche de bois. Charlotte avait été vêtue de sa plus jolie robe et recouverte d’un linceul blanc. A sa tête, sur une table, il y avait une statue de l’immaculée Conception. À ses pieds, un Sacré Coeur protégeant de ses bras ouverts un bénitier et un goupillon. Au mur, juste derrière elle, un Christ en croix, niché dans les mutiples replis de nappes brodées accrochées au mur et faisant une espèce d’alcôve autour de la morte. Des lampes à huile brûlaient à toute heure, noircissant des globes rouges dont les reflets, destinés à colorer la lividité de Charlotte, réussissaient davantage à protéger de la lumière trop crue les yeux des affligés, craquelés par le manque de sommeil et l’abus de larmes.
Émilie regarda sa pauvre petite élève que ses reins avaient finalement réussi à empoisonner. Charlotte ne s’était jamais plainte. Elle avait vécu avec ses constantes humiliations, sans gémir. Chaque année, Émilie avait calmement et gentiment expliqué aux enfants nouvellement arrivés en quoi consistait le respect, faisant toujours le lien avec les «petits problèmes d’heure de Charlotte».
Le soleil, en ce dimanche dix-sept septembre, luisait effrontément de tous ses rayons. Émilie quitta le salon et sortit de la maison pour lui dire ce qu’elle pensait de lui. Elle rageait. Elle fulminait. Elle pleurait. Ovila parvint à peine à la consoler. Lazare arriva, seul, pendant que son frère et sa belle-sœur faisaient les cent pas sur la galerie.
Il avait la mine complètement défaite. Il voulut entrer dans la maison, mais revint sur ses pas.
«Émilie, dit-il, est-ce que je peux te parler?»
Émilie demanda à Ovila de l’attendre et se dirigea vers Lazare. Elle savait qu’un lien très spécial avait toujours existé entre lui et Charlotte. Même quand tous les^ deux avaient quitté l’école, ils avaient continué de se voir. Émilie se souvenait de la première crise de Lazare et de l’entêtement de Charlotte à ne pas le laisser avant d’être assurée qu’il n’était pas mort. A partir de ce jour, la petite Charlotte avait toujours protégé le grand Lazare comme si elle avait compris qu’ils souffraient tous les deux de la même souffrance : celle de la différence et de la solitude.
«Emilie, est-ce que Charlotte est bien maganée?
— Non, Lazare, elle est comme toujours. Je dirais même qu’elle a encore son p’tit air moqueur.
— Je sais pas si j’ai la force de la voir...de même. Je sais pas si c’est pas mieux de garder un souvenir d’elle comme elle était, maigre pis malade, mais...en vie.» Il se tut pour cacher les trémolos de sa voix.
Émilie trouva pathétique cet homme de son âge, déchiré par la mort d’une fillette de treize ans. Mais Lazare n’avait jamais pu, à cause de sa maladie, mûrir comme il aurait dû. Il avait encore un peu l’âge de Charlotte.
«Fais comme tu penses, Lazare. Si tu penses que tu veux la voir, rentre, pis j’vas aller avec toi si ça t’aide. Si tu veux pas la voir, retourne chez vous pis essaie de te souvenir d’elle comme tu veux t’en souvenir. »
Lazare décida finalement d’entrer. Il ne resta que deux minutes, le temps d’offrir ses condoléances et, rapidement, de prendre et de baiser la main de la morte. Le choc fut trop grand pour lui. En sortant de
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