Les Filles De Caleb
l’horloge sonner les onze coups. Elle calcula que l’orage de son ventre durait depuis dix-huit heures. La sage-femme fit chauffer beaucoup d’eau et commença à lui appliquer des serviettes chaudes aux entrailles.
«C’est pas pour vous laver, madame, c’est pour empêcher la peau de déchirer. »
Émilie la laissa faire sans poser de questions. La tempête était maintenant de plus en plus violente. La sage- femme l’examina encore une fois.
«Vous êtes à quatre doigts! Quand vous allez sentir que ça pousse, poussez.»
Elle sortit de la chambre pour annoncer à Ovila et à sa mère que la délivrance commencerait d’une minute à l’autre. Ovila blêmit. Félicité ferma les yeux. Emilie eut l’impression qu’elle avait crié. Elle cherchait son souffle. Ses cheveux, épars sur l’oreiller, étaient mouillés. La sage-femme lui parlait doucement. Émilie se demanda depuis combien de temps elle avait perdu tout sens de la réalité. Venait-elle de crier encore une fois? Il ne fallait pas qu’elle crie. Ovila s’inquiéterait.
À chacun des cris d’Émilie, Félicité sursautait comme si une douleur qu’elle avait oubliée, mais qui était inscrite en elle, revenait la faire souffrir. A chacun des cris d’Émilie, Ovila retenait un sanglot et s’accrochait à la main de sa mère. Les sons étaient les mêmes et il était assis au même endroit. L’histoire était la même. Si seulement il avait pu, aujourd’hui encore, sortir de la maison et courir jusqu’à l’école se nicher dans l’épaule d’Émilie...
La sage-femme fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’il y avait chez ces femmes Pronovost? Pourtant, celle-ci n’était pas une Pronovost. Elle était une Bordeleau et elle lui avait dit que sa mère n’avait pas trop connu de problèmes pendant ses accouchements. Elle encouragea Émilie à pousser encore une fois.
«Allez-y, madame. Cette fois-là on devrait voir des p’tits cheveux.»
L’horloge sonna lugubrement ses douze coups, suivis une éternité plus tard d’un seul coup. Ovila marchait de long en large, se précipitant vers sa mère dès qu’il entendait un nouveau hurlement. Il en entendit un, plus profond et plus long que les autres. Il se prit la tête en pleurant.
«J’en peux pus, j’en peux pus. Faites que ça finisse.»
Puis il n’entendit plus rien. Son cœur cessa de battre. Il regarda sa mère qui fixait la porte de la chambre, l’oreille attentive. L’enfant avait trop souffert. Il ne respirait pas encore. La sage-femme ne perdit pas une minute. Emilie la regarda, les yeux exorbités et remplis de larmes.
«Qu’est-ce qui se passe?» parvint-elle à dire.
La sage-femme ne répondit pas. Puis le miracle se produisit. Emilie vit le petit bébé gris changer de couleur, se déplier comme une fleur au soleil, rosir, puis l’entendit pousser un hurlement. Ovila entra dans la pièce à toute vitesse. Depuis le silence, il s’était tapi derrière la porte, tous ses muscles bandés, prêt à bondir.
«C’est une fille. P’tite, mais bien belle.»
Ovila regarda le bébé qui s’agitait, comme s’il était en colère qu’on ait troublé son sommeil. Émilie pleurait à chaudes larmes, ses cuisses tremblant nerveusement. La sage-femme déposa le bébé à côté d’elle et lui dit de ne pas s’inquiéter.
«C’est le choc pis la fatigue des muscles d’avoir trop travaillé. Mettez la p’tite sur votre sein. Ça va vous calmer, ça va la calmer, pis ça va aider aux restes à sortir. »
Émilie obéit. Ovila avait posé sa tête à côté de la sienne sur l’oreiller. Elle eut une autre contraction et expulsa le placenta.
Félicité aida la sage-femme à laver sa belle-fille qui n’avait plus conscience que d’une chose. Elle était vivante! Ovila était là! Le bébé, tout rose, tétait déjà.
Émilie, que l’accouchement avait littéralement drainée, ne put assister au baptême. Elle et Ovila avaient décidé qu’ils nommeraient leur fille Rose. Émilie avait décrit à Ovila l’instant du changement de couleur et lui avait dit que seul Rose pouvait convenir à sa fille. Félicité lui avait confié que Rosée avait reçu son nom parce qu'elle était née à l’aube. «On a une drôle de façon, nous autres les mères, de se rappeler de la naissance de nos p’tits. Des fois on s’en rend même pas compte. Mais moi j’ai pour mon dire qu’en arrière de chaque nom, il y a une p’tite histoire. Des fois c’est juste une
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